Centre français de l’Université de Freiburg (Allemagne)
Le thème de la France et de la francophonie est paradoxalement un thème plus facile à aborder à l’université de Freiburg qu’en France. Les Français manifestent en effet peu d’intérêt pour la francophonie. C’est une notion connotée, perçue comme archaïque et qui renvoie à des références historiques peu glorieuses. A gauche notamment, la défense de la francophonie en Afrique noire est parfois considérée comme une survivance néo-colonialiste. D’une manière plus générale, le thème de la francophonie plonge les décideurs français, en particulier les décideurs économiques, dans l’indifférence ou provoque des ricanements.
Il faut dire que la francophonie est souvent abordée par un biais très réducteur, conservateur, dans un esprit de résistance : la défense du français contre l’anglais. Or, l’anglais est naturellement prépondérant. Quand Claude ALLEGRE, a estimé que l’anglais ne pouvait plus être considéré comme une langue étrangère en France, il a soulevé une vive polémique. Pourtant, l’anglais est devenu une langue usuelle, celle du commerce et des échanges qui doit être connue des Français.
Plus généralement, les Français ont un rapport ambigu avec leur langue. Ils la perçoivent comme une langue nécessairement difficile, une langue que l’on doit mériter. Dès l’école, cette idée est transmise aux jeunes Français à travers l’apprentissage de la grammaire et de l’orthographe. Et plus tard, une fois adultes, les Français se confrontent à leur langue de façon parfois étonnante. Pour exemple, on peut citer la dictée de Bernard PIVOT : l’exercice annuel de masochisme national !
L’enjeu linguistique reste naturellement au cœur de la francophonie, mais je pense qu’une vision moderne de la francophonie conduit à ce que l’enjeu culturel soit de plus en plus déterminant.
Je l’ai fortement ressenti à Moncton d’où je reviens. J’étais invité au 8ème sommet des pays ayant le français en partage en tant que rapporteur du budget de la francophonie à l’Assemblée nationale. Le journal » Le Monde » a bien saisi ce qui s’y est passé en titrant :
» la francophonie ne veut plus apparaître comme une forteresse assiégée par l’anglais « . L’ouverture vers de nouvelles thématiques est évidente. D’ailleurs le thème du prochain sommet, qui aura lieu à Beyrouth en 2001 sera : » Dialogue entre les cultures « .
Aujourd’hui, la francophonie, c’est le combat pour le plurilinguisme et la diversité culturelle.
Ce nouvel enjeu explique l’élargissement progressif de l’organisation internationale de la francophonie à des pays où le français n’est plus et ne redeviendra plus une langue d’usage courant. La francophonie aujourd’hui c’est plus de 50 pays. Parmi eux, soyons honnêtes, il y a quelques régimes dictatoriaux. Et c’est là le second acquis de Moncton : l’émergence d’une francophonie politique, personnalisée par le secrétaire général de la francophonie Boutros Boutros Ghali, porteuse de valeurs, au premier rang desquelles figurent la démocratie et le respect des droits de l’Homme. Ainsi, à Moncton, la décision de mettre en place un observatoire de la démocratie et des droits de l’Homme a été prise. La France a ainsi marquée sa volonté d’assainir sa politique africaine dans le domaine de la francophonie comme elle l’a fait, depuis deux ans, dans celui de la coopération bilatérale. Tout cela prend évidemment du temps mais, comme l’a évoqué Jacques CHIRAC avec un certain humour, la francophonie est une force tranquille.
Il reste que l’enjeu immédiat et essentiel est l’ouverture du nouveau cycle de négociations de l’OMC à Seattle à l’automne prochain et la défense de l’exception culturelle, appelée désormais la diversité culturelle, contre l’approche américaine. La francophonie fait bloc, et c’est fondamental car la diversité culturelle est la raison d’être de la francophonie.
Parlons maintenant de la francophonie face aux enjeux des nouvelles technologies. En un mot : quel avenir pour la francophonie dans la société de l’information ?
Je pense réellement que le développement de l’Internet constitue une vraie chance pour la francophonie.
En premier lieu, la structuration même de l’Internet par l’inexistence d’un centre et la création même des contenus en périphérie permet de casser la vision traditionnelle d’une francophonie verticale permettant le plus souvent des transferts du Nord vers le Sud et rarement en sens inverse. Il s’agit de revisiter la francophonie. L’Internet offre l’occasion historique de développer une francophonie horizontale, transversale, rééquilibrant les rapports Nord/Sud, créant même des nouvelles relations Nord/Nord et surtout Sud/Sud. Il reste naturellement le problème de l’inégal accès à l’Internet entre le Nord et le Sud mais aussi dans nos pays du Nord. La francophonie multilatérale ne s’y est pas trompée. Il existe, depuis trois ans, un programme nouvelles technologies au sein de l’organisation internationale de la francophonie. Le fonds francophone des inforoutes est, à cet égard, une vraie réussite : les projets du Sud y sont généralement les plus passionnants.
Par ailleurs, pour la France, une nouvelle dimension est donnée à sa présence culturelle et linguistique internationale. Historiquement, l’action culturelle internationale a toujours été importante pour la France. Un tiers du budget des Affaires étrangères lui est consacré permettant le fonctionnement des centres culturels, des établissements scolaires, de l’Alliance française, le développement de notre audiovisuel extérieur grâce à RFI ou TV5. Ainsi la France a la possibilité d’être présente et d’avoir un rayonnement dans les pays francophones ou dans des régions du monde ayant des poches francophones significatives. Mais on s’adresse toujours à des groupes d’individus.
Or, avec l’Internet, il est désormais possible de toucher l’individu francophile qui, au bout du monde, vit dans un environnement non francophone. On peut en faire un francophone ( ce sont tous les enjeux de la traduction automatique sur lesquels je reviendrai). Cela dit, on ne l’arrimera solidement à l’espace francophone que si on est en capacité un jour de l’accueillir s’il le souhaite, car les relations immatérielles ont leurs limites. C’est tout l’intérêt actuel en France de la réorientation, depuis deux ans, de la politique des visas et de notre plus grande capacité à accueillir les étudiants étrangers. C’est cela créer, accompagner et répondre au » Désir de France « .
Comment aujourd’hui, en France, la préoccupation francophone peut-elle s’intégrer dans le développement de l’Internet ?
Depuis le discours de Lionel Jospin à Hourtin en 1997, la France a comblé son retard. Les Français aujourd’hui brûlent les étapes, forts de leur culture de réseau. En effet, la France a une particularité. Les Français ont eu très tôt une culture de réseau grâce au développement du Minitel. Paradoxalement, ce développement du Minitel, en restant un intranet français, a freiné celui de l’Internet. Mais aujourd’hui on assiste à une explosion du nombre des connexions, à un développement exponentiel du nombre de Français naviguant sur la Toile. Les acteurs économiques se mobilisent accompagnés par une forte volonté gouvernementale. Les obstacles tombent : en matière de tarifs, nous bénéficions des forfaits les moins chers de l’Union européenne ; par ailleurs, la technologie ADSL permettra très prochainement l’arrivée du haut débit.
Une enquête comparative récente, réalisée à l’occasion de l’Université d’été d’Amsterdam, sur les sites Internet des organismes publics des 15 pays de l’Union européenne, place même la France en première position tant en ce qui concerne le contenu que l’interactivité.
A partir de ce constat plutôt positif et, alors que le développement du commerce électronique est au cœur des débats sur l’Internet en France, comment prendre en compte l’enjeu déterminant des contenus, de leur création et de leur diffusion ?
J’évoque la production des contenus et des services en ligne car avant d’exporter, il faut savoir ce qu’on exporte. D’où la nécessité de renforcer l’offre publique en ce domaine, de mettre réellement en œuvre un Internet publique d’intérêt général, de soutenir tout particulièrement l’internet non marchand, auquel pourra s’adosser une offre marchande comme nous le montre l’exemple des Etats-Unis.
En France comme en Allemagne d’ailleurs, je pense essentiel –face à un modèle largement importé d’outre-atlantique- de pouvoir développer nos propres usages de l’Internet intégrant notre histoire, nos valeurs et nos traditions. L’utilisation croissante de l’Internet par nos concitoyens ne saurait se décréter.
Je ne perds naturellement pas de vue les enjeux linguistiques. Tout indique, malgré les apparences, que le plurilinguisme est le champ naturel de l’Internet. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la pratique de l’anglais sur Internet régresse. Les dernières statistiques montrent que l’anglais représente 56,5% et le non anglais 43,5%. Les langues européennes (hormis l’anglais) représentent 30% dont 7,5% pour l’allemand et 3,9% pour le français.
Il s’agit donc, pour les Francophones, d’interconnecter le français avec les autres langues et plus précisément pour les Français de devenir un peuple traducteur. Sur cette question, l’administration a des lacunes. Pourtant, il existe des potentialités en France. L’industrie de la traduction est en plein essor, notamment dans le domaine du traitement automatique du langage.
Nous devons acquérir une meilleure visibilité pour nos contenus. Il s’agit de donner à ce qui était auparavant d’intérêt local une dimension internationale. Pour cela, la mise en œuvre de plusieurs » portails « , sites génériques ou thématiques, véritables points d’entrée dans l’internet francophone est indispensable.
Les enjeux industriels mais aussi politiques liés aux moteurs de recherche sont considérables. A cette fin, une action de promotion des moteurs français, des campagnes systématiques de référencement des sites internet français sur les moteurs de recherche internationaux doivent être lancées.
Enfin, il faut mettre en œuvre des » labels » permettant de rassurer les utilisateurs sur la qualité des contenus et des services mis en ligne. En effet, l’internaute est de plus en plus un consommateur qui veut être protégé.
De fait, l’internet français et francophone peut se développer dans quatre domaines privilégiés :
- La culture
- L’éducation et plus particulièrement l’enseignement à distance avec, par exemple, la création d’une université virtuelle dont la visibilité pourrait être assurée par son nom, par une sorte de marque de prestige : la » Sorbonne internationale « , qui permettrait de mettre en réseau l’offre française dans ce domaine.
- La santé
- Le droit
Je souhaiterais conclure en lançant un appel, ici à Freiburg, pour faire vivre ensemble sur la Toile le pluralisme linguistique. Il faut que l’espace francophone rencontre et échange avec les espaces hispanophones, lusophones ou germanophones.
Mes dernières phrases pour aujourd’hui seront celles qui concluent mon rapport :
» Les Français ont compris les enjeux de la société de l’information car ils sont attentifs à ce qui se passe au-delà de leurs frontières. Ils ont la curiosité des autres, cette immense envie de communiquer. S’ils veulent légitimement rester eux-mêmes, les Français ne souhaitent pas être enfermés dans une seule culture et une seule langue, serait-ce leur culture et leur langue. Pour l’immense majorité des Français, l’internet est une chance nouvelle de voyages afin d’être en prise avec le monde. Il faut donc veiller à rendre disponible les outils qui permettent de passer d’une langue à l’autre, de traduire et d’être traduits. Naviguer sur la Toile, c’est naviguer dans l’océan des langues et croiser ainsi le désir de France « .