Forum franco-allemand  » La société européenne de l’information »

En janvier 1998, le Premier ministre rendait public le programme d’action gouvernemental pour la société de l’information, utilement complété par les mesures annoncées au début de cette année. Il y avait alors urgence. Nous avions certainement perdu trop de temps à faire le choix de l’internet dans notre pays et c’est notamment pour cela qu’à Hourtin, il y a deux ans, le discours de Lionel Jospin a eu cet important effet de catalyseur. Il fallait  » y aller  » et mettre tout en œuvre pour sortir notre pays du retard qu’il accumulait.
Nous avons en partie comblé notre retard, notamment pour ce qui concerne la compréhension de l’internet et des réseaux, des enjeux que cela représente pour notre société. Le récent rapport de Jean-François Abramatic a montré qu’il demeure des obstacles, notamment sur le plan de la mise à disposition de connexions à haut débit et dans la capacité des entreprises de technologie de notre pays à devenir des acteurs moteurs de l’internet et à ne pas se contenter de suivre la marche.
Le souci de faire tomber les obstacles au développement de l’internet dans notre pays conduit naturellement à être sensible aux revendications des internautes sur la question du coût d’accès.
Aussi, il faut se réjouir des décisions de l’ART, validées par le Gouvernement, qui ont ouvert la voie à la généralisation dans notre pays d’offres de connexion forfaitaires à un prix acceptable pour le plus grand nombre. 20 heures par mois pour 100 Francs, c’est déjà mieux que ce que nous connaissions.
La faiblesse des débits disponibles est un autre frein qui conduit naturellement à envisager le dégroupage de la boucle locale, notamment pour les hauts débits.
Il n’y aura pas d’utilisateurs sans une bonne qualité du réseau. Il n’y aura pas de commerce électronique si les connexions sont chères et à faible débit.
Il reste que développer l’internet en France, et plus largement les technologies numériques, ne peut être une fin en soi. Rattraper notre retard ne doit pas être notre seul objectif ! Dans  » société de l’information « , il y a d’abord  » société « , et cela implique naturellement d’effectuer des choix de société.
L’équation n’est pas facile à résoudre.
Tout en s’inscrivant dans le mouvement de l’internet mondial, la France doit faire le choix d’une société de l’information conforme à son histoire et à ses valeurs, une société de l’information républicaine et solidaire. Nous devons agir conformément à ce que nous sommes et à ce à quoi nous croyons. Mais cela ne doit pas nous conduire à nous enfermer et à nous construire une sorte d’intranet français, un Minitel en couleur, confortable, mais illusoire. Aujourd’hui, l’internet français a encore trop peu de visibilité à l’international, comme d’ailleurs l’internet francophone. Nous devons mettre en œuvre des stratégies spécifiques pour mailler l’internet français avec l’internet international.
Mais avant d’avoir des objectifs d’exportation, il faut avoir quelque chose à exporter.
Même si les services et les contenus français et francophones sur l’internet sont de plus en plus nombreux, il n’est pas certain qu’ils répondent entièrement aux attentes de nos concitoyens et de nos partenaires à travers le monde.
Pour favoriser la création de contenus et de services qui puissent être exportés, il faut veiller à la mise en œuvre d’un cadre général favorable et conforme à nos objectifs, tout particulièrement dans le domaine de la propriété intellectuelle.
Cette constatation m’a conduit à recommander au Gouvernement – qui a d’ailleurs retenu ma proposition lors du Comité Interministériel du 19 janvier dernier- la mise en œuvre d’un dispositif de médiation pour permettre le dialogue et le débat, nécessaires sur ces questions complexes, entre les acteurs afin que ce ne soit pas le juge, et uniquement le juge qui, systématiquement, tranche. Les enjeux pour la France sont trop importants pour laisser s’accumuler les contentieux qui, jamais, n’ont incité au dynamisme. Ainsi est né le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique qui se met actuellement en place.
Réfléchir à l’aménagement de la propriété intellectuelle et artistique dans le cadre de la société de l’information, ne signifie pas, bien évidemment, abandonner le droit d’auteur pour un autre type de droit.
Et, si on peut se réjouir que le Gouvernement ait décidé de ne pas reprendre les discussions sur l’AMI qui auraient consacré une perte de souveraineté injustifiée et une attaque majeure contre la politique culturelle de la France et d’une grande majorité de pays européens, on ne peut être qu’inquiet de l’ouverture des négociations intitulées  » cycle du millénaire  » qui seront menées à la fin 1999, dans le cadre de l’OMC.
Beaucoup d’indices nous montrent que, le plus souvent, les problèmes rencontrés relèvent moins d’un problème de droit que d’un problème d’application du droit dans une société de l’information mondialisée.
La question du droit d’auteur se pose tout particulièrement pour ce qui concerne la recherche et l’enseignement. Nous savons que les pays anglo-saxons bénéficient d’une exception générale au copyright à des fins de recherche et d’enseignement, dite  » fair-use « .
C’est en grande partie sur ce principe que s’est construit l’internet aux États-Unis et qu’il continue de fonctionner dans les universités ou les laboratoires de recherche. Or, la France ne dispose pas de ce type d’exception. Même quand les directives européennes laissent la possibilité de la définir, le législateur français, invariablement, ne saisit pas cette possibilité dans son travail de transposition.
Cela risque de constituer un lourd handicap pour l’offre de formation française et francophone, au moment où ce secteur devient très concurrentiel. J’ai donc proposé au Gouvernement de prendre l’initiative de négociations devant aboutir à une licence contractuelle pour la recherche et l’enseignement. À défaut, j’ai préconisé l’étude d’une licence légale, comme il en existe pour les phonogrammes.
Nous avons le devoir d’aboutir rapidement sur cette question qui est porteuse d’enjeux essentiels, notamment pour le développement de la presse numérique dans notre pays.
Et même si le débat sur le piratage dans le domaine musical me semble parfois mal posé – au moins parce qu’il adopte une démarche sectorielle -, je me réjouis que la loi sur la société de l’information, qui sera discutée durant l’année 2000, aborde de manière décisive la question des droits d’auteur.
La question de la responsabilité des intermédiaires techniques sur l’internet est également essentielle. L’affaire Altern, au début de cette année, a montré l’urgence d’adapter notre législation, un hébergeur de site ayant été injustement condamné sur la base de l’engagement d’une responsabilité de type éditorial.
L’amendement que j’ai fait adopter avec le soutien du gouvernement, lors de l’examen en première lecture du projet de loi relatif à l’audiovisuel, a visé à clarifier la responsabilité des hébergeurs et des fournisseurs d’accès. Celle-ci se trouve engagée s’ils ont eux-mêmes contribué à la création et à la production d’un contenu litigieux ou si, saisis par une autorité judiciaire, ils n’ont pas agi promptement pour empêcher l’accès à ce contenu. L’intervention du juge est déterminante car elle fonde l’émergence d’un internet démocratique et permet d’éviter les risques d’une censure préalable.
Sur ces questions de droit, comme sur beaucoup d’autres, il nous faudra donc évoluer ; évoluer à partir de ce que nous sommes, non pour adopter aveuglément des solutions qui nous seraient imposées, mais pour, de façon pragmatique et efficace, inventer nos propres usages dans la société de l’information et donc nos propres usages de l’internet.
Aujourd’hui encore, c’est aux États-Unis que l’internet trouve la source de ses principales innovations. Il n’est donc pas très surprenant qu’un certain  » modèle américain  » prédomine, sans qu’il faille exagérer les différences entre la société américaine et les sociétés européennes et notamment française.
Nous sommes issus de la même souche historique et des mêmes idéaux de liberté et de démocratie. Cependant, nos sociétés ne sont pas construites entièrement sur les mêmes modèles. L’internet aux États-Unis s’est construit très naturellement sur la base d’un modèle de société libéral qui n’est pas le nôtre.
Pour ce qui concerne la France, c’est sur une base républicaine, qui ne reconnaît de communauté que nationale, que nous devons imaginer l’internet français et francophone et c’est sur cette base là que nous devons prendre les mesures nécessaires à son édification. Nous n’avons ainsi rien à gagner d’une évolution où les intérêts particuliers l’emporteraient sur l’intérêt général.
En outre, le modèle républicain définit l’action nécessaire de la puissance publique pour assurer certes la liberté mais aussi l’égalité. C’est pour cette raison que je suis réservé sur l’idée d’un organisme de co-régulation dont on voit mal de qui il tiendrait sa légitimité.
N’oublions pas enfin qu’à l’heure actuelle, une majorité de Français mais aussi d’Européens a choisi des gouvernements qui considèrent que la puissance publique doit avoir un rôle important dans la vie de la société.
La France peut en outre transmettre des valeurs importantes à la société nouvelle qui se construit. Elle peut se targuer de la recherche d’un rapport harmonieux entre le public et le privé et d’une certaine idée du service public, qui peut faire école. La France a une pratique et une conception d’un droit très proche de la personne qui peut se révéler extrèmement précieux dans une société où l’individu reprend un droit à la parole.
L’analyse du Conseil d’État selon laquelle l’ensemble de la législation existante s’applique aux acteurs de l’internet et qu’il n’est nul besoin d’un droit spécifique de l’internet et des réseaux, est aujourd’hui largement partagée.
L’internet n’est pas un espace de non droit et la réglementation doit s’appliquer en s’adaptant. A cet égard, le mémorendum adressé, l’année dernière, par la France à la Commission de l’Union Européenne vise avant tout à créer un cadre réglementaire permettant de soutenir le commerce électronique européen.
Il s’agit, en effet, d’assurer aux transactions électroniques une nécessaire sécurité juridique et de garantir la protection du consommateur et des données personnelles. Ces différents points, sont au cœur du chantier législatif lancé par le Premier Ministre à Hourtin, à la fin du mois d’août dernier.
On retrouve ici le rôle que doit jouer l’État démocratique, expression de la volonté du peuple et de l’intérêt général, un État qui demeure le recours et la référence quand la liberté et l’égalité sont en jeu. Sur la protection du consommateur, il faut souligner que c’est désormais une préoccupation majeure des deux côtés de l’Atlantique.
La conférence d’Ottawa, il y a un an, a porté témoignage de la sensible évolution des débats. On est loin aujourd’hui de la conception portée par le rapport Magaziner de juillet 1997 d’un marché de l’internet rendu parfait par la suppression de toutes les réglementations, notamment douanières et fiscales. Le débat n’est plus entre auto-régulation et réglementation.
La France, le plus souvent à travers l’Europe, a pris une part croissante dans les négociations internationales qui ont eu lieu avec les États-Unis. Tout d’abord, concernant la gestion des noms de domaine, la Commission Européenne s’est opposée à une privatisation qui donnait la part belle aux intérêts américains.
Par ailleurs, sur la protection des données individuelles, les discussions prennent en compte le souci des membres de l’Union Européenne d’assurer la protection de la vie privée contre la collecte et l’exploitation abusives de données à caractère individuel.
Le commerce électronique est encore marginal mais son développement plus rapide outre Atlantique préfigure ses futurs règles et modes de fonctionnement. C’est tout l’enjeu pour les sociétés françaises et européennes d’être présentes sur ce marché directeur alors qu’elles n’y réalisent pas encore de bénéfices significatifs.
Le rapport de l’AFTEL pour 1999 rappelle les quatre principales raisons invoquées en France pour ne pas faire un achat sur l’internet : à égalité, le sentiment d’insécurité lié au paiement en ligne par carte bancaire et l’incapacité de pouvoir juger de la qualité du produit, le risque de déception à sa réception. Viennent ensuite : la crainte d’une exploitation des informations personnelles communiquées au cours de la commande et la plus grande facilité qu’il y a à trouver le bon produit dans le commerce traditionnel.
De fait, le changement fondamental d’orientation en matière de cryptologie décidé par le Gouvernement lors du Comité Interministériel du 19 janvier 1999, revêt une importance évidente pour le développement du commerce électronique.
En attendant la réforme législative annoncée, le relèvement du seuil de la cryptologie, dont l’utilisation est libre de 40 bits à 128 bits, permet de protéger durablement la confidentialité des échanges.
La présence commerciale de la France a des conséquences immédiates et importantes sur notre société car les échanges internationaux sont créateurs de richesse et d’emploi. Dans l’espace numérique, se définissent dès maintenant les modalités des échanges de demain. Être bien présents dans cet espace, c’est assurer notre avenir.
En effet, le commerce électronique va promouvoir une ouverture, une concurrence et une transparence. Des pratiques commerciales nouvelles vont s’imposer sur l’ensemble des marchés.
Dans une interactivité totale, c’est le consommateur qui, plus qu’avant, pilotera la transaction.

Il nous faut donc être pionniers dans ces territoires nouveaux.