Projet de loi relatif à l’économie numérique

Intervention en séance du 25 février 2003

M. le président. La parole est à M. Patrick Bloche.

M. Patrick Bloche. Madame la ministre, le projet de loi pour la confiance dans l’économie numérique, que vous nous présentez aujourd’hui, reprend largement l’architecture de celui sur la société de l’information, ce qui n’est guère surprenant dans la mesure où il s’agit principalement de transposer une directive européenne. Cependant là où la LSI était novatrice, traduisant cinq ans d’efforts prioritaires du gouvernement de Lionel Jospin, votre projet manque sérieusement d’ambitions. Ont été ainsi abandonnées – et je ne prendrai que cet exemple – les dispositions importantes relatives à l’accès aux données et aux archives publiques, dont le projet ne dit mot. C’est un regret et j’espère que nous aurons prochainement l’occasion de légiférer sur cette question essentielle.

Cependant, c’est sur la régulation de l’Internet et sur son corollaire – la liberté d’expression – que je souhaite, après d’autres, formuler remarques et réserves.

Ainsi que nous l’avons déjà dit au sein de cet hémicycle, l’Internet n’est pas une zone de non-droit. Et s’il ne fait aucun doute qu’il est nécessaire de réguler le réseau, encore faut-il trouver la forme la plus appropriée. Or en définissant la communication publique en ligne comme un sous-ensemble de la communication audiovisuelle, vous confiez de fait cette régulation au CSA. Vous commettez ainsi une erreur d’appréciation qui sera source d’insécurité juridique.

En effet, les services de communication publique en ligne ne sont pas soumis aux mêmes limites techniques de diffusion que la radio ou la télévision qui utilisent les support traditionnels. Alors que, pour ces derniers, la ressource est rare et nécessite, pour des raisons évidentes de respect de la diversité et du pluralisme, que leur gestion soit confiée à une autorité administrative independante, donnant des autorisations ou attribuant des fréquences, la réalité du réseau est toute autre : la ressource y est par nature – par définition dirais-je même – infinie. De fait, on voit bien qu’on ne peut transposer à l’Internet les modes de régulation utilisés pour l’audiovisuel.

Faut-il pour autant créer un droit spécifique de l’Internet et mettre en place un conseil supérieur de la communication publique en ligne, comme le proposait un amendement présenté par le rapporteur de la commission saisie au fond, mais qui a ensuite disparu ? Les députés socialistes ne croient pas à la nécessité de créer cette autorité administrative indépendant nouvelle. La loi de 1986 a pour objet, rappelons-le, la communication au sens large. Elle reste donc un cadre approprié pour adapter, à chaque fois que cela est nécessaire, le droit à la réalité du réseau. Le forum des droits sur internet, présidé par Mme Isabelle Falque-Pierrotin, est, à cet égard, un instrument d’orientation et de médiation particulièrement précieux. Je rappelle que sa création s’est faite à la suite du rapport que Christian Paul avait remis à Lionel Jospin.

Bien évidemment, ce forum constitue à la fois cette instance d’orientation et de médiation. Il suggère d’ailleurs, afin de lever toute confusion et de permettre au CSA d’exercer ses missions en toute sécurité juridique, de définir de manière légale les services de radio et de télévision indépendamment de leur support.

Confier la régulation de l’Internet au CSA comme vous le proposez est d’autant plus surprenant que, dès l’article 2 du projet de loi, vous le dessaisissez des prérogatives que vous lui confiez à l’article 1er. En ce qui concerne la responsabilité des hébergeurs, vous abrogez ainsi les dispositions de la loi du 1er août 2000 qui laissait au seul juge le soin de se prononcer sur le caractère illicite ou non d’un contenu en ligne. L’article 2 du projet de loi dispose, en effet, que la responsabilité des hébergeurs pourra être engagée à partir du moment où ils ont eu connaissance qu’ils hébergeaient un contenu illicite, c’est-à-dire avant même qu’ils ne soient saisis par l’autorité judiciaire et, surtout, sans que cela soit désormais nécessaire. Comme le souligne maître Cyril Rojinsky : «Un simple prestataire technique devenant un premier degré de juridiction dans un domaine aussi sensible que la liberté d’expression, la chose semble difficilement acceptable.»

Transposer une directive ne doit pas faire oublier des principes fondamentaux, des principes républicains. Je pense à l’article 66 de la Constitution qui évoque «l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle…» et à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme qui établit que «toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue […] par un tribunal indépendant et impartial» alors que, paradoxalement, puisqu’il s’agit de transposer une directive communautaire, il semble avoir été oublié.

Comment ne pas évoquer ici, au regard de la quasi-absence de contentieux depuis que la loi du 1er août 2000 s’applique, le risque d’insécuriser à nouveau, et bien inutilement, les intermédiaires techniques en les faisant juges des contenus qu’ils hébergent ou auxquels ils donnent accès ? En effet, des hébergeurs et des fournisseurs d’accès soumis à un régime engageant leur responsabilité de manière imprécise seront inévitablement enclins à rechercher la protection juridique que ne leur offre plus la loi en retirant, de manière préventive, des contenus contestés par des tiers. Le risque de censure est évident et la liberté d’expression se trouve ainsi menacée.

Si le Gouvernement choisissait de maintenir les dispositions de l’actuel projet de loi, le moindre mal serait alors de prendre en compte deux modifications. La première, proposée également par le rapporteur de la commission des affaires économiques, consiste à préciser la responsabilité des hébergeurs en ne les tenant pour responsables qu’en cas de contenu «manifestement» illicite et non plus seulement «illicite». La seconde, puisque le recours au juge ne serait pas systématique, est de retenir la proposition du forum des droits sur l’Internet, c’est-à-dire d’instaurer une procédure de notification des contenus litigieux qui permettrait de porter à la connaissance des hébergeurs les contenus illicites.

Madame la ministre, mes chers collègues, l’avènement de la société de l’information porte en germe les ferments de la démocratie, mais aussi, si nous n’y faisons attention, ceux de l’arbitraire. Que la confiance dans l’économie numérique que vous nous demandez de renforcer ne suscite pas par mégarde l’inquiétude des premiers concernés, à savoir les acteurs de l’Internet ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)

Intervention en séance du 7 janvier 2004

M. le président. La parole est à M. Patrick Bloche.

M. Patrick Bloche. Je m’étais inscrit sur l’article 1er, mais je ne prendrai pas alors la parole puisque, à l’initiative de notre rapporteur, ce n’est pas à l’article 1er – où l’amendement n° 4 de la commission nous amènera à redéfinir, en modifiant légèrement la rédaction du Sénat, les services de radio et de télévision – que la discussion centrale, fondatrice, qu’appelle de ses voeux notre rapporteur aura lieu, mais maintenant, sur la définition spécifique de la communication publique en ligne telle qu’il nous la propose, avec le soutien appuyé et remarqué du président de la commission des affaires économiques.
Je suis très heureux, ainsi que d’autres, sans doute, qui étaient présents ici en 1998-1999, lorsque nous avons examiné la loi du 1er août 2000 qui modifiait la loi de septembre 1986 sur la liberté de communication, de poursuivre une discussion que nous avions entamée à l’époque, mais qui arrivait sans doute trop tôt et qui avait l’inconvénient, d’ailleurs, d’essayer de définir la communication publique en ligne, alors que nous réformions un texte visant principalement la communication audiovisuelle.
Cela a été dit par les uns et les autres, il est excessivement important de dire et de répéter, surtout dans cet hémicycle, que l’Internet n’est pas une zone de non-droit. Le droit commun s’y applique normalement et nous avons la mission, bien sûr, d’entreprendre les adaptations nécessaires, notamment dans le cadre de la transposition des directives communautaires.
L’Internet relève donc d’abord du droit commun, et non pas d’un droit spécifique.
Par contre, c’est la communication audiovisuelle, et cela a été souligné par Christian Paul et Frédéric Dutoit à l’instant, qui a besoin d’une définition spécifique et surtout d’une régulation spécifique. Il s’agit en effet de répondre à un souci de diversité et de pluralisme. C’est parce que la ressource audiovisuelle est rare qu’il y a un Conseil supérieur de l’audiovisuel, chargé de délivrer des autorisations et d’attribuer des fréquences. Il n’est pas nécessaire qu’il joue le même rôle à l’égard de l’Internet puisque, là, la ressource est abondante, sinon infinie.
De la même manière, nous avons confié au Conseil supérieur de l’audiovisuel la mission de faire respecter le pluralisme et la diversité, mais dans un cadre maîtrisé. Et même le développement de la TNT ne l’amènera pas à accomplir une tâche pour lui irréalisable.
En spécifiant ce qu’est la communication publique en ligne, en la définissant de façon autonome par rapport à la communication audiovisuelle, nous faisons oeuvre de clarification en matière juridique et en matière de régulation, ce qui est essentiel, surtout que le Conseil supérieur de l’audiovisuel lui-même n’a pas l’ambition – il l’a peut-être eue, il y a quelques années – d’être le régulateur de l’Internet. Nous devons rester dans ce cadre républicain et établir des règles, le juge étant appelé, lorsqu’elles seront transgressées, à sanctionner.
De fait, vous l’aurez compris, cette définition spécifique nous satisfait, avec les réserves qu’a émises Christian Paul, je n’y reviens pas. Par contre, nous avons tout de même une interrogation sur le sous-amendement n° 213 présenté par le président de la commission.
Sincèrement, monsieur le président, vous avez présenté ce sous-amendement lorsque la commission s’est réunie en application de l’article 88 de notre règlement. Je crains que cette rédaction un peu rapide n’ait un effet explosif qui nuise à ce que nous essayons de faire collectivement ce soir. Tout le bénéfice de ce que vous avez dit pour défendre l’amendement de notre rapporteur risque de disparaître. Si vous supprimez ce simple morceau de phrase, « de correspondance privée », qui pourrait apparaître secondaire, de la définition proposée par notre rapporteur, on ne parlera que de ça demain, tout simplement parce que, aujourd’hui, l’échange de fichiers musicaux est considéré comme de la correspondance privée. Et c’est de la correspondance privée !
Sanctionner l’échange de fichiers musicaux qui ne fait pas l’objet d’une rémunération des auteurs, des diffuseurs et des producteurs, c’est-à-dire qui a lieu dans des conditions illégales, bien sûr qu’il faudra le faire, et nous serons sans doute amenés durant cette année 2004, lorsque nous transposerons la directive sur les droits d’auteur, à sanctionner de manière spécifique ces pratiques illégales et condamnables qui menacent la création culturelle dans notre pays, mais ne mélangeons pas les débats et, surtout, n’agissons pas dans la précipitation, car tout ce que nous faisons de positif aujourd’hui risque demain, dans la lecture qui en sera donnée, de n’apparaître uniquement qu’à travers cette tentative maladroite et prématurée de vouloir répondre à une vraie question, la lutte contre le piratage sur Internet.
Je vous demande donc, monsieur le président, de retirer ce sous-amendement car je crains qu’on ne parle que de cela demain. En l’occurrence, puisqu’on a parlé de diversité culturelle, si on essaie objectivement de saisir quel est, parmi les médias tels qu’ils sont – la presse, loi de 1981, la communication audiovisuelle, loi de 1986 ; l’Internet, loi de 2004, dira-t-on peut-être dans quelques années -, le média de la diversité culturelle, avouons-le collectivement, c’est Internet, …

M. Christian Paul. Bien sûr. Il a raison !

M. Patrick Bloche. … sans doute aussi la presse, sans doute beaucoup moins la radio et la télévision, où la standardisation et l’uniformisation, hélas ! sont trop souvent de règle.

(…)

M. Patrick Bloche. Soyons clairs, pour dissiper toute ambiguïté. En effet, je ne voudrais pas que, sous prétexte que nous sommes réticents à l’égard du sous-amendement n° 213, nous apparaissions comme les défenseurs du piratage sur l’Internet.

M. Patrick Ollier, président de la commission. Je n’ai pas dit cela !

M. Patrick Bloche. C’est vrai, et je vous remercie : j’ai beaucoup apprécié que vous ne m’ayez pas fait ce faux procès, monsieur le président de la commission. Mais je n’en ai guère été étonné de votre part.
Si nous nous interrogeons, c’est sur la bonne écriture de la loi. L’Union européenne a fait un travail énorme pour élaborer une directive sur le droit d’auteur, que nous serons très certainement amenés à transposer cette année et qui mobilisera sans doute notre assemblée pendant plusieurs heures : dans ces conditions, à quoi bon ce sous-amendement, que je trouve un peu rapide, et qui mériterait des échanges supplémentaires, une réflexion, un travail plus affiné ? Nous accomplissons un travail fin, intelligent ; notre rapporteur y contribue grandement, de même que le groupe d’études sur Internet et le commerce électronique que nous coprésidons, André Santini, Patrice Martin-Lalande et moi-même et qui a procédé à diverses auditions. Je crains que tout cela ne soit compromis par l’adoption de cette mesure mal comprise, car non expliquée préalablement, non préparée et qui pourrait être un élément de frustration – j’emploie à dessein un terme mesuré – pour les usagers de l’Internet.
En ce domaine, la loi et la règle sont importantes. Mais il ne faut pas négliger le travail de pédagogie pour les faire accepter et comprendre. Or, là, nous légiférons de manière abrupte, sans avoir préparé le terrain, ce qui peut être dangereux.

(…)

M. Patrick Bloche. Je n’abuserai pas de mon temps de parole, madame la présidente, mais vous aurez noté que je ne suis pas intervenu précédemment.
J’ai encore l’impression que les choses allaient dans le bon sens mais qu’elles n’aboutiront pas. La proposition du rapporteur est incontestablement positive car nous ne sommes plus en 1998 ou 1999, mais en 2004. Il y a quelques années, certains entretenaient encore, de façon souvent très innocente, le mythe d’une convergence inévitable entre communication audiovisuelle et Internet, dans la mesure où l’image et le son, en haut débit, sont diffusés dans des conditions techniques comparables à celles de la diffusion hertzienne ou du numérique terrestre.
Une fois définie spécifiquement la communication en ligne, je comprends la logique et la cohérence de notre rapporteur tout en partageant les interrogations de Christian Paul.
Quoi qu’il en soit, il est évident que la suppression de l’adverbe « nécessairement », qui avait été introduit en première lecture au Sénat, est une garantie que nous prenons, si j’ose dire, mais les sous-amendements du président de la commission, un peu comme pour l’amendement n° 3, réduisent notre plaisir – si tant est que légiférer à cette heure puisse être considéré comme un plaisir. Les interrogations qui subsistent devraient nous amener à traiter de nouveau de ces questions, plus calmement, lorsque le pluralisme et la diversité culturelle, qui sont de vrais enjeux, viendront en débat ; je fais référence, bien sûr, à la directive sur le droit d’auteur.

Intervention en séance du 8 janvier 2004

M. le président. La parole est à M. Patrick Bloche.

M. Patrick Bloche. Nous avons déjà abordé les questions que nous soulevons ce matin lorsque nous avons rédigé, hier, l’article 1er de ce projet de loi. En effet, la définition de la responsabilité des prestataires techniques, qui hébergent les contenus et permettent d’y avoir accès, est, bien entendu, liée à la problématique de la régulation et de la définition de l’Internet telle que nous avons souhaité l’établir hier soir.
En l’occurrence, nous ne partons pas de rien puisque en inscrivant un certain nombre de dispositions dans la loi du 1er août 2000, qui avait réformé la loi de 1986 sur la liberté de communication, le législateur avait souhaité, dès 1999, c’est-à-dire il y a presque cinq ans, régler certains problèmes liés à la mise en cause de la responsabilité des intermédiaires techniques. A l’époque, mais il y a eu d’autres contentieux depuis – Jean-Yves Le Déaut en évoquait quelques-uns plus récents -, la célèbre affaire Altern a donné lieu à la mise en cause de la responsabilité civile d’un hébergeur gratuit de dizaines de milliers de sites, avec les conséquences financières que cela a représenté pour lui.
Nous avions alors construit un régime de responsabilité qui présentait sans doute quelques défauts. Hier, vous avez évoqué, madame la ministre, la censure du Conseil constitutionnel. Mais celle-ci tenait moins à la logique de ce système de responsabilité qu’au respect d’un certain nombre de règles pour lesquelles le Conseil constitutionnel s’est toujours montré très vigilant.
Aujourd’hui, il s’agit de modifier ce système en transposant la directive sur le commerce électronique. Il est souhaitable, au regard de ce qui s’est passé depuis cinq ans, puisque le contentieux a été, finalement, très maîtrisé et n’a pas mis en cause de manière fondamentale les intermédiaires techniques, d’agir raisonnablement en ce domaine.
Or, après l’examen du texte en première lecture à l’Assemblée nationale et au Sénat, des dispositions complémentaires ont été malheureusement ajoutées à l’article 2 qui en font, comme l’a, à très juste titre, fait remarquer M. Le Déaut, une véritable usine à gaz avec, de fait, deux risques majeurs.
Le premier risque est de fragiliser les intermédiaires techniques alors qu’il importerait d’établir un régime de responsabilité qui leur assure – comme notre rôle de législateur le supposerait – une certaine sécurité juridique. Cette fragilisation naît avant tout du fait que, si l’article 2 qui nous est proposé n’est pas modifié, nous allons en faire les juges du contenu des sites sur Internet. C’est extrêmement grave car, quelle que soit notre place sur les bancs de cet hémicycle, nous sommes tous des républicains et avons quelques principes de base. Pour juger des contenus, il y a le juge, l’autorité judiciaire.

M. Yves Simon. C’est curatif !

M. Patrick Bloche. Le fait de confier ce rôle aux intermédiaires – rôle qu’ils refusent à juste raison – n’apparaît vraiment pas comme une bonne solution.
De fait, avec les mesures de filtrage que vous avez ajoutées, et que n’imposait pas la directive sur le commerce électronique, vous faites comme si Internet était une zone de non-droit et était devenu le refuge de tous les criminels du monde. Bien sûr, il s’y passe des choses épouvantables et nous condamnons unanimement certains contenus qui y sont diffusés, mais nous avons dit avec force, hier, que fort heureusement Internet se régulait le plus souvent par le droit commun et qu’il n’y avait pas besoin d’adaptations particulières quand il s’agissait de retirer des contenus illégaux ou illicites qui y sont diffusés.
Pour conclure et sans vouloir outrepasser mon temps de parole, je voudrais souligner le risque majeur qui pèse sur la liberté d’expression. En effet, si nous faisons de ces intermédiaires techniques des juges du contenu, nous ne leur assurons pas la sécurité juridique qu’ils attendent légitimement du législateur au nom de l’intérêt général. Leur souci majeur sera donc de se protéger des risques juridiques et financiers, en particulier celui d’une mise en cause de leur responsabilité civile. Dans beaucoup de domaines, en effet, notamment celui de la contrefaçon, il est extrêmement difficile, quand on n’est pas l’autorité judiciaire, de juger de la licéité des contenus qu’on héberge ou auxquels on donne accès. Il y a donc un risque majeur de censure préalable. Voilà pourquoi, chers collègues, la liberté d’expression risque d’être gravement mise en cause par le vote de cet article 2, s’il n’est pas modifié.
Depuis la grande loi fondatrice de 1881 sur la liberté de la presse, toute la législation que nous avons mise en place en ce domaine vise avant tout à garantir la liberté d’expression tout en restant vigilants, bien entendu, face aux débordements éventuels. Or, en l’occurrence, nous faisons le contraire. Loin de préserver la liberté d’expression, nous créons un dispositif lourd, et peu efficace, gros d’un contentieux considérable, parce que centré d’une façon excessivement obsessionnelle sur les risques de débordements.
Notre législation, fort heureusement, ne contient rien de similaire au premier amendement à la Constitution des Etats-Unis d’Amérique. L’état actuel de notre droit nous permet de lutter contre la diffusion par l’Internet de contenus illégaux et illicites, notamment, bien entendu, de contenus à caractère pornographique, raciste ou xénophobe, conformément au voeu de chacun sur ces bancs.
Je veux remercier le président de séance de m’avoir permis d’exposer jusqu’au bout les raisons pour lesquelles il nous apparaît peu opportun de voter l’article 2 dans ces conditions. C’est du mauvais travail, qui risque de faire naître un contentieux considérable et qui finalement ne satisfera personne. Ne soyons pas frileux sur cette question.

M. Yves Simon. C’est vous qui êtes frileux !

M. Patrick Bloche. Ne propageons pas le préjugé que l’Internet est une zone de non-droit, voire de grande criminalité, où la liberté d’expression devrait être obligatoirement bridée.

M. Christian Paul. Très bien !

(…)

M. Patrick Bloche. Je souhaite intervenir dès maintenant, sur l’ancien article 43-12 de la loi de 1986, qui est maintenant le 8° du I de l’amendement n° 6 rectifié, pour qu’on ne s’y perde pas trop, car d’autres amendements ou sous-amendements risquent de tomber en fonction de notre vote.
Il s’agit moins de régler le problème du référé, comme l’affirme Mme la ministre, que de responsabiliser directement les fournisseurs d’accès, et j’insiste vraiment sur la gravité de ce que nous allons faire en repoussant – comme je le devine – le sous-amendement de notre collègue M. Martin-Lalande.
La surenchère dans le filtrage va faire de la France, dans l’Union européenne, le pays de la censure sur l’Internet. J’ai lu, dans la presse, et je ne saurais le relayer dans cet hémicycle, au risque, en me montrant trop excessif, d’être sans doute moins convaincant, des comparaisons avec des pays aussi démocratiques que la Chine ou l’Iran.
Vous venez de parler d’équilibre, monsieur le rapporteur, et je connais en effet votre souci d’y parvenir, mais ces dispositions, vraiment, sont facteurs de déséquilibre. Et, au fur et à mesure que nous avançons dans la discussion du projet de loi, amendement après amendement – Christian Paul vient de le faire remarquer -, la confiance dans l’économie numérique, dans les internautes, les acteurs de l’Internet, ne fait que faiblir.
Très sincèrement, il ne s’agit pas d’opposer un modèle républicain à un modèle européen – tout à l’heure, je n’ai pas demandé la parole, par souci de ne pas allonger le débat. Nous transposons simplement une directive communautaire en fonction des principes républicains de notre droit interne, en essayant donc de faire une synthèse, et cette synthèse conduit à ce que le juge conserve son rôle.
Mais, en l’occurrence, je trouve que le rôle de surveillance et de contrôle que jouent d’ores et déjà les intermédiaires techniques, les fournisseurs et les hébergeurs d’accès est sous-estimé ou mésestimé. Ils ne le font pas pour, si j’ose dire, la beauté du geste ou pour nous faire plaisir, mais parce qu’il est dans leur intérêt même, dans leur intérêt commercial et économique, de ne pas être stigmatisés dans les médias comme étant, hébergeant ou donnant accès à des sites pédophiles ou néo-nazis. Prenons donc en compte le rôle que jouent déjà les hébergeurs et n’alourdissons pas la charge qui leur incombe.
En outre, ne perdons pas de vue que le premier responsable des contenus illicites ou illégaux est leur auteur.

M. Jean Dionis du Séjour, rapporteur. Absolument !

M. Patrick Bloche. Du reste, dans la loi du 1er août 2000, nous avions pris l’initiative d’introduire des dispositions, qui, fort heureusement, ne sont pas remises en cause, concernant l’identification des auteurs de contenus, tout en préservant un certain droit à l’anonymat.
Pour conclure, chers collègues, faisons donc confiance aux intermédiaires techniques, prenons en compte ce qu’ils font déjà, dans l’esprit même de la directive européenne, n’opposons pas des modèles qui n’ont pas à l’être et ne nous livrons pas à une surenchère en matière de filtrage. D’ailleurs, l’ART, autorité de régulation ô combien légitime, comme le forum des droits sur l’Internet, dont les recommandations sont toujours d’une grande pertinence, nous déconseillent fortement d’en faire trop. Pour maintenir l’équilibre auquel notre rapporteur faisait référence, évitons ces mesures de filtrage ô combien inopportunes dans la patrie des droits de l’homme.

(…)

M. Patrice Bloche. Monsieur le rapporteur, vous avez manisfesté un souci d’équilibre et vous vous êtes montré sensible aux arguments que nous avons développés, les uns et les autres. Vous auriez la possibilité, en adoptant le sous-amendement de Patrice Martin-Lalande, de ne pas imposer aux fournisseurs d’accès les mêmes contraintes qu’aux hébergeurs et d’éviter d’entrer dans une logique de surenchère quant au filtrage.
Sinon, nous ouvrons la boîte de Pandore et nous donnons une image désastreuse de notre pays et de notre capacité à faire confiance aux acteurs de l’Internet. Nous vivons dans un cadre mondialisé, nous sommes intégrés dans l’Union européenne. La directive européenne ne s’inscrit d’ailleurs pas du tout dans cette logique. L’ART et le forum des droits sur l’Internet, quant à eux, sont contre.
Très sincèrement, monsieur le rapporteur, je vous lance un appel. Nous pourrions limiter la casse, du moins trouver l’équilibre que vous recherchez en préservant les fournisseurs d’accès de mesures de filtrage dont nous ne connaissons pas encore les conséquences.