Offres publiques d’acquisition

M. Patrick Bloche. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes aujourd’hui réunis pour traiter, à l’occasion du projet de loi de transposition de la directive du 21 avril 2004, de la question des offres publiques d’acquisition.
Malgré le peu de solennité du débat, que le Gouvernement a choisi d’inscrire en fin de calendrier parlementaire et en fin de semaine – nous ne sommes guère nombreux -, l’enjeu est loin d’être mince car la question des offres publiques, qui se situe au croisement du droit boursier, du droit des sociétés et du droit du travail, cristallise les oppositions qui traversent l’Europe, mais également chaque pays, sur la manière d’appréhender l’entreprise.
Dans une conception libérale, que l’on s’attend à retrouver aux États-Unis, l’entreprise « appartient » en effet à ses actionnaires, et à eux seuls. C’est cette version qui sous-tendait la rédaction de la directive dans sa version initiale.
A l’inverse, la conception « européenne » cherche à donner corps à l’idée de l’entreprise comme collectivité d’intérêts, ce qui implique que la direction soit autorisée à agir au nom d’un intérêt supérieur, l’intérêt social de l’entreprise, ou que les salariés soient intégrés aux processus décisionnels. C’est notamment cette dernière conception qui inspirait la loi relative aux nouvelles régulations économiques, laquelle a introduit l’obligation, pour la société à l’origine de l’offre publique, d’informer et de consulter le comité d’entreprise de la société cible sur ses projets industriels, sous peine de se voir privée des droits de vote attachés aux titres ramassés durant l’opération.
Cette problématique est souvent résumée par l’opposition entre parties prenantes et propriétaires du capital.
L’histoire de la directive a été à cet égard particulièrement mouvementée. Initiée en 1985, il y a une vingtaine d’années, sa rédaction a été plusieurs fois ajournée ; elle a été pour la dernière fois rejetée le 4 juillet 2001 par le Parlement européen, par 273 voix pour et 273 voix contre.
Les discussions ont notamment tourné autour de deux articles centraux. Tout d’abord l’article 6 de la directive, concernant l’information des salariés. Cette notion d’information avait été jugée largement insuffisante pour assurer la prise en compte des intérêts essentiels des salariés dans l’entreprise. Ensuite, l’article 9 qui, en référence à un principe dit de  » neutralité « , empêche les dirigeants de la société cible d’interférer avec le libre choix des actionnaires.
Pour l’essentiel, cet article empêche les dirigeants de mettre en œuvre des mesures anti-OPA sans accord de l’assemblée générale. Il est le produit direct d’une conception de l’entreprise qu’on pourrait caractériser comme celle de la souveraineté actionnariale : seuls les actionnaires auraient le droit de décider du sort de l’entreprise, alors même que ces opérations ont des conséquences souvent importantes, notamment pour les salariés, en termes de restructurations.
Après l’échec de 2001, le groupe d’experts constitué autour de M. Winter a remis un rapport en 2002 qui a permis une nouvelle rédaction. Ce rapport n’a fait que renforcer les principes énoncés par l’article 9, puisque c’est lui qui a ajouté un article 11 interdisant l’utilisation, lors de l’assemblée générale ayant à décider de l’adoption de mesures défensives, de mécanismes restreignant les droits de vote.
En revanche, aucun droit nouveau n’a été prévu au bénéfice des salariés. Ceux-ci demeurent ainsi dans la situation curieuse d’être informés du projet d’acquisition, potentiellement porteur de restructurations, par une direction qui, une fois qu’elle les a informés et, dans le meilleur des cas, écoutés sinon consultés, n’a aucun moyen d’intervenir sur le cours de cette offre d’acquisition.
Le nouveau projet de directive a été adopté le 16 décembre 2003 par le Parlement européen, et définitivement adopté le 21 avril 2004, avec des amendements qui nous placent dans la situation que nous connaissons aujourd’hui.
L’article 9 est devenu optionnel. Il peut donc être transposé ou non par chaque État membre.
A également été introduite la clause de réciprocité, selon laquelle un État peut prévoir qu’une société cible qui appliquerait l’article 9 pourrait suspendre cette application dans le cas où l’offre émanerait d’une société qui, elle, n’en ferait pas usage.
L’article 11 est lui aussi optionnel, chaque État pouvant choisir si sa législation restreindra ou non les droits de vote doubles ou multiples en cas de décisions sur la réaction à tenir face à une offre d’acquisition.
Quant aux salariés, ils n’ont toujours droit qu’à une simple information. Toutefois, aux termes de la directive, il sera désormais obligatoire d’informer les salariés des sociétés assaillantes et des sociétés cibles. Le projet de loi complète ainsi les dispositions inspirées du droit allemand et votées dans la loi relative aux nouvelles régulations économiques. Il s’agit d’une avancée modeste, mais notable.
L’article 7 du projet de loi, qui précise que l’information est obligatoire même si la société ne dispose pas de comité d’entreprise, est également bienvenu.
Enfin, le texte protège en principe les actionnaires minoritaires en encadrant les procédures de retrait et de rachat obligatoires, notamment en cas de succès de l’offre, auxquelles les articles 15 et 16 sont consacrés, et en définissant le  » prix équitable  » auquel ces procédures doivent se conformer.
Le projet de loi que vous nous proposez aujourd’hui, monsieur le ministre, fait le choix de transposer l’article 9 de la directive, sous réserve de réciprocité, mais de ne pas transposer son article 11 avec valeur obligatoire, en laissant les entreprises choisir d’en appliquer ou non les dispositions.
Contrairement à la majorité, et notamment au rapporteur, le groupe socialiste ne juge pas que, au total, le texte « renforce l’équilibre dans les relations entre l’assemblée générale des actionnaires et les instances dirigeantes de l’entreprise ». Il nous semble au contraire aller toujours plus loin dans la conception « financière » de l’entreprise, au détriment notamment de ses salariés. Loin d’être « vertueuse », l’exposition accrue des entreprises aux risques d’OPA n’est pas source d’efficacité économique réelle. Elle peut même s’avérer dangereuse pour le développement à long terme de l’entreprise et pour l’emploi.
À cet égard, nous nous opposons au souhait du rapporteur de revenir sur une amélioration de la rédaction de l’article 11 du projet votée à l’initiative du Sénat, et prévoyant à bon droit que, au cas où plusieurs OPA viseraient une même société, celle-ci ne serait pas tenue à la réciprocité si une seule des sociétés assaillantes n’appliquait pas l’article 9 de la directive. Notre rapporteur, tout à sa vision certes cohérente, juge que cette disposition ferait « triompher le vice sur la vertu ».
Nous pensons au contraire qu’elle est le signe d’un certain réalisme et souhaitons qu’elle soit conservée.
Nous ne défendons pas une conception « protectionniste » du capitalisme qui accorderait aux équipes dirigeantes une sorte d’immunité contre le risque de voir leurs choix de gestion remis en cause. Des investisseurs nouveaux peuvent être porteurs d’un meilleur projet industriel, plus favorable au développement de l’entreprise et à l’emploi, et ils doivent être en mesure de l’imposer.
Il serait en revanche dangereux de tomber dans la vision aussi onirique qu’idéologique d’un meilleur des mondes des OPA agressives dans lequel la compétition serait le gage de l’efficacité économique parce qu’elle assurerait le renouvellement constant du tissu productif. Toutes les parties prenantes de l’entreprise doivent être prises en compte. À cet égard, la conception réductrice du capitalisme financier, qui ne voit dans l’entreprise que la propriété de ses actionnaires, est sans issue car elle encourage les comportements prédateurs, de court terme, et dangereux pour l’emploi. C’est pourtant celle qui prévaut au sein de la majorité et du Gouvernement, et dont vous êtes, monsieur le rapporteur, un excellent porte-parole.
Une autre partie de la majorité, même si elle n’est pas représentée aujourd’hui, est néanmoins consciente que tout n’est pas aussi idyllique et que, à lui seul, le marché ne suffit pas à garantir le triomphe des investisseurs porteurs du meilleur projet pour l’entreprise parmi la masse indifférenciée de capitaux anonymes qui s’investit dans les entreprises, sans égard pour les spécificités nationales. Il est évident que des actionnaires nationaux se détermineront en fonction d’autres critères que le seul rendement s’ils envisagent des délocalisations d’emplois ou le déplacement de centres de recherche. Au moins la proximité de l’opinion publique nationale les rendra-t-elle moins indifférents aux conséquences sociales de leurs choix. Une partie de la majorité, celle qui est absente aujourd’hui, en est sans doute consciente, mais elle ne souhaite visiblement pas en tirer les conséquences. Nous ne pouvons que le regretter.
D’où l’agitation purement médiatique qui anime la majorité lorsqu’une entreprise française est menacée par une OPA. Le Premier ministre a donné le ton en parlant de « patriotisme économique ». L’expression a fait mouche, mais il ne s’agissait que d’une bravade qui n’a été suivie une fois encore d’aucune conséquence concrète. Les rumeurs de rachat de Danone par PepsiCo n’auront suscité qu’une levée de boucliers purement verbale pour défendre les entreprises nationales.
Bien que vous ayez annoncé un sursaut dans le présent projet de loi, il n’en est rien et la notion de patriotisme économique, particulièrement floue, n’est pas précisée. Un décret a bien été annoncé, pour protéger contre d’éventuels prédateurs dix secteurs jugés sensibles, comme la sécurité, les biotechnologies, le matériel de communication et de cryptologie, mais sa légalité est plus que douteuse au regard du droit communautaire.
Votre texte n’a manifestement pas pour but de protéger les entreprises, contrairement à ce que vous affirmiez au moment de l’affaire Danone. Pire, il aggrave la situation des entreprises françaises en cas d’OPA hostile. Alors que le droit français garantissait aux entreprises la stabilité de leur capital en leur donnant dans une certaine mesure les moyens de se protéger contre les raids, elles n’auront plus beaucoup de marges de manœuvre. En transposant l’article 9 de la directive, qui est décisif car il prévoit qu’en période d’offre publique, toute mesure de défense doit être approuvée par les actionnaires de la société cible, vous déplacez de fait les centres de décision. La décision de se protéger contre une OPA hostile n’appartient plus au conseil d’administration, mais aux actionnaires. Or leurs intérêts, exclusivement financiers, les incitent à accepter une offre supérieure au cours du marché sans se préoccuper de la nécessité, pour nous vitale, de garantir l’emploi, la stabilité économique de l’entreprise et la préservation des bassins d’emplois. Comme l’a souligné notre collègue François Marc au Sénat, vous vous êtes enfermés dans un piège : vous avez mis au jour les contradictions entre vos discours et vos actes.
D’ailleurs, pas plus tard que ce matin, un journal économique soulignait les risques de l’option que vous avez choisie et expliquait que, selon certains juristes, cette protection serait inopérante. Et le MEDEF lui-même, cité dans le même journal,…

M. Hervé Novelli, rapporteur. Y aurait-il collusion entre vous ?

M. Patrick Bloche. Pour une fois qu’un député de l’opposition cite le MEDEF !
Le MEDEF souligne que « la directive donne des armes aux entreprises qui initient les OPA et non à celles qui sont attaquées, comme on le croit trop souvent, sous réserve de la mise en jeu de la clause de réciprocité, pour autant qu’elle ait un contenu ». Bref, à l’arrivée, le projet de loi que vous nous demandez d’adopter aujourd’hui pourrait conduire à laisser les entreprises françaises totalement désarmées en cas de contentieux.
Mais la question ne saurait se réduire à celle de la nationalité des actionnaires. C’est plus fondamentalement la conception de l’équilibre des pouvoirs au sein de l’entreprise qui doit être posée. En effet, qui est mieux à même que les salariés et leurs représentants de se prononcer sur l’avenir de l’emploi dans une entreprise ? Une fois encore, vous ne proposez aucune avancée et l’on peut parier que la prochaine OPA laissera l’État, qui se voudrait garant de la protection des intérêts industriels de long terme, aussi démuni qu’il l’aurait été cet été si la rumeur de prise de contrôle de Danone avait été fondée.
À une exception près, il est vrai. L’introduction par amendement à l’article 1er d’une disposition donnant compétence à l’AMF pour connaître les intentions d’une entreprise en matière d’ouverture d’une offre nous permettrait de savoir plus rapidement s’il s’agit d’autre chose que d’une rumeur, mais guère plus. À cet égard, sans doute serait-il utile, monsieur le ministre, de prévoir une disposition spécifique pour informer le plus rapidement et le plus précisément possible le comité d’entreprise et les représentants des salariés des entreprises, parallèlement à la disposition générale renvoyant à un règlement de l’AMF les conditions dans lesquelles les informations recueillies sont transmises au public.
En raison des réserves que lui inspire le projet de loi, le groupe socialiste se cantonnera dans une abstention que je qualifierai de négative.