Famille et droits des enfants

Avant-propos de Patrick Bloche, président de la mission « Famille et droits des enfants », au rapport parlementaire (25 janvier 2006)

Par la qualité des témoignages qui lui ont été apportés et des débats qui ont lieu en son sein, la Mission d’information sur la famille et les droits des enfants fera date. Je n’ai néanmoins pas voté son rapport, et je voudrais m’en expliquer.
En créant une mission chargée de réfléchir à l’évolution de la famille, le Président de notre Assemblée souhaitait ouvrir un débat sur l’adoption, la monoparentalité, les mères porteuses et la mise en œuvre du pacte civil de solidarité. Il s’agissait donc bien de présenter un portrait de la famille, ou plutôt des familles, d’aujourd’hui, ce qui devait conduire à envisager l’évolution de certaines dispositions du code civil. Par cette « feuille de route », il lançait aux membres de la Mission un pari, celui d’aborder des questions de société sensibles, en dépassant nos clivages pour écouter sereinement des positions que nous ne partageons pas, loin du climat passionnel qui dénature encore trop souvent les débats parlementaires sur la famille.
Le pari a été tenu : tous les points de vue ont été entendus, et il n’y a eu aucun sujet tabou. Les auditions ont permis de mesurer la pluralité des opinions, et les tables rondes ont assuré des débats contradictoires parfaitement équilibrés. Annexés au rapport, les comptes-rendus de ces auditions et tables rondes restituent la qualité de nos travaux, et forment ainsi un document de référence. Pourtant, le pari n’était pas gagné, tant la création de la Mission a suscité des réactions de méfiance.
Je tiens à rendre hommage au Président Jean-Louis Debré qui, en veillant à ce que cette mission d’information soit présidée par un membre de l’opposition, a donné une liberté de parole inédite. Je veux également saluer l’esprit d’ouverture de Valérie Pecresse, rapporteure de la Mission, qui a eu le souci constant de poser toutes les questions sans a priori, et d’écouter tous les arguments, afin qu’aucun sujet ne soit évacué.
La Mission a effectué quatre déplacements à l’étranger : elle s’est rendue à Madrid, à Londres, à Bruxelles, à La Haye, à Ottawa, à Québec et à Montréal. Je souhaite remercier vivement les personnels des ambassades et consulats de France dans ces villes, qui ont remarquablement accueilli les délégations et organisé des rencontres passionnantes avec des responsables politiques, administratifs et associatifs, qui ont su nous présenter les solutions adoptées dans leur pays et leurs éventuelles limites. Ces déplacements nous ont permis de constater que des pays proches culturellement ou géographiquement de la France font preuve d’une grande capacité d’innovation dans leur droit de la famille et d’une attention à la lutte contre les discriminations, sans que les fondements de la société s’en trouvent pour autant ébranlés.
Certes, le rapport ne remet en cause aucun droit, en ne proposant par exemple ni de supprimer la possibilité d’adopter pour une personne seule, ni de restreindre les cas dans lesquels un enfant peut bénéficier d’une résidence en alternance chez chacun de ses parents. Certes, les propositions relatives à la protection de l’enfance et à la lutte contre les mariages forcés vont dans le bon sens, et je les ai soutenues pour qu’elles fassent l’objet de notes d’étape adoptées à l’unanimité par la Mission.
Mais je ne partage ni l’analyse que le rapport fait des évolutions de notre société, ni les conséquences juridiques qu’il en tire.
Le rapport ne prend pas la pleine mesure des évolutions des modes de vie familiaux. Il ne nie pas – comment le pourrait-il ? – l’explosion des naissances hors mariage, la multiplication des recompositions familiales, le choix d’élever un enfant seul ou avec un compagnon ou une compagne du même sexe, le succès du pacte civil de solidarité, qui a déjà répondu à l’attente de 340 000 de nos concitoyens. Mais, s’il présente ces changements, c’est pour les regretter. La Mission souhaitait voir la société telle qu’elle est, non telle qu’elle l’imagine. Je crains que la majorité de ses membres n’ait en définitive préféré la voir telle qu’elle la souhaiterait, par attachement au modèle familial traditionnel – un père et une mère unis par le mariage, vivant ensemble avec leurs enfants – dont elle déplore l’érosion.
Le mariage est présenté comme la seule forme d’organisation du couple qui assure véritablement la sécurité de l’enfant. C’est accorder peu de place aux millions de couples qui ont choisi d’avoir des enfants sans se marier, et aux 400 000 enfants – c’est-à-dire près de la moitié – qui, chaque année, naissent hors mariage. C’est remettre en cause une évolution récente de notre droit qui tend à traiter de la même manière les enfants, quel que soit le statut de leurs parents. Peut-on encore faire du mariage le fondement de la famille, alors que le droit de l’autorité parentale est désormais quasiment identique que les enfants soient nés dans le cadre du mariage ou hors de celui-ci, et que les notions mêmes d’enfant légitime et d’enfant naturel viennent d’être supprimées du code civil ?
Le rapport privilégie de manière disproportionnée la dimension biologique de la filiation, en la considérant comme une garantie de sécurité pour l’enfant. L’existence de liens biologiques entre l’enfant et les adultes qui l’élèvent n’a pourtant jamais été l’assurance d’une bonne éducation. La Mission le reconnaît elle même, en dénonçant – avec raison – « l’idéologie du lien familial » sur laquelle repose encore notre conception de la protection de l’enfance, et en préconisant, dans l’intérêt de l’enfant, un recours plus fréquent à une famille d’accueil. Fonder la famille sur le lien biologique, c’est faire peu de cas de la souffrance des couples touchés par l’infertilité et avoir peu de considération pour leurs capacités à élever un enfant. C’est oublier trop rapidement toute une dimension de notre droit civil qui, par la possession d’état et la présomption de paternité, permet d’ancrer la filiation en dehors de liens biologiques, en confiant l’enfant à la personne qui l’élève et pas nécessairement à celle qui l’a conçu. Cette primauté donnée au biologique conduit la Mission à justifier les conditions restrictives actuellement requises pour adopter conjointement – former un couple de sexe différent, de plus marié – par la vraisemblance biologique qu’elles offrent : il faudrait réserver l’adoption aux parents qui pourront faire croire à l’enfant adopté qu’il a été conçu par eux. Peut-on toujours fonder une règle de droit sur un faux-semblant, au moment où la société aspire à davantage de transparence ?
La Mission s’est donné comme fil conducteur l’intérêt de l’enfant. C’est en effet le critère le plus pertinent pour faire évoluer notre droit de la famille. Mais, le rapport a choisi d’opposer d’emblée – c’est l’objet de sa première partie – les droits de l’enfant aux aspirations des adultes – assimilées rapidement à une revendication d’un droit à l’enfant -, sans vérifier s’ils peuvent être compatibles. Pourtant, en offrant à certains couples infertiles la possibilité de procréer grâce à l’aide de la médecine, la loi permet déjà de satisfaire un désir d’enfant que la nature empêche, et reconnaît ainsi une forme de droit à l’enfant, sans que le législateur y ait vu une atteinte aux droits de l’enfant.
En fondant son analyse sur une opposition réductrice entre l’enfant et l’adulte, le rapport évacue trop facilement la nécessité de respecter le principe d’égalité qui, avec l’intérêt de l’enfant, doit à mes yeux guider toute réflexion sur le droit de la famille. Ainsi, la défense des droits de l’enfant est avancée pour maintenir l’inégalité entre les couples : parce qu’il ne faudrait pas lui permettre de revendiquer un droit à l’enfant, un couple homosexuel ne devrait pas accéder aux droits offerts par le mariage. Ce postulat conduit la Mission à justifier que, parce qu’ils sont homosexuels, deux hommes ou deux femmes qui se sont aimés et ont construit leur vie ensemble ne peuvent pas se transmettre leurs biens comme peuvent le faire des époux, et doivent continuer à être considérés comme des tiers sans lien de famille, sur lesquels les ascendants, les frères ou les sœurs ont priorité. Je ne peux pas approuver cette discrimination. De la même façon, je n’adhère pas au raisonnement qui conduit la Mission à refuser de réaffirmer le droit de toute personne, combien même elle serait homosexuelle et dès lors qu’elle présente les qualités requises pour accueillir et élever un enfant, de demander à adopter : c’est pérenniser l’hypocrisie qui pousse certaines d’entre elles à dissimuler l’existence de leur partenaire du même sexe pour éviter un refus d’agrément. C’est également maintenir une inégalité territoriale, contraire à nos principes républicains, en laissant aux conseils généraux la possibilité d’exclure a priori les demandes d’adoption émanant de personnes homosexuelles.
Enfin, le rapport adopte une posture défensive pour opposer une fin de non recevoir aux réformes engagées à l’étranger, au nom de la préservation d’un modèle français, comme si, face aux solutions mises en œuvre par nos voisins, nous avions forcément raison. Personne ne nie le droit d’un État de conserver sa spécificité, surtout sur une question aussi fondamentale que la famille. Mais encore faut-il que cette spécificité soit justifiée. Or, les Anglais, les Espagnols ou les Belges ne respectent pas moins la dignité humaine que nous. Ils le font autrement, plus attentifs à la lutte contre les discriminations, et je ne crois pas qu’il faille, si facilement, leur donner des leçons d’éthique.
Les questions posées à la Mission exigeaient que nous nous positionnions en fonction de nos intimes convictions, davantage qu’à partir de nos certitudes idéologiques. C’était une des difficultés de nos travaux, mais aussi tout leur intérêt. Par ce rapport, la majorité de la Mission a pu faire état de ses convictions. Pour ma part, je n’ai pas été convaincu. Je reste persuadé que la loi doit mettre l’enfant à l’abri des discriminations qui pourraient résulter de la situation de ses parents. Nous devons répondre à l’aspiration légitime de nos concitoyens à l’égalité des droits, en ouvrant le mariage civil, fruit de la volonté libre de deux personnes, aux couples de même sexe, et en fondant l’accès à l’adoption et à la procréation médicalement assistée sur la capacité des adultes à prendre la responsabilité d’un enfant, et non plus sur leur orientation sexuelle ou le statut juridique de leur couple.