Droit d’auteur dans la société de l’information

Motion de renvoi en commission
(21 décembre 2005 – 1ère lecture)

Monsieur le président,
monsieur le ministre,
mes chers collègues,

permettez-moi de commencer mon intervention en vous rapportant la mise en garde de Renouard dans le tout premier Traité des droits d’auteurs, paru en 1838, récemment rappelée par Me Cyril Rojinsky et Me Sébastien Cavenet : « Une loi sur cette matière ne saurait être bonne qu’à la double condition de ne sacrifier le droit des auteurs à celui du public, ni le droit du public à celui des auteurs ». Le même Renouard aurait, le premier, substitué au terme de « propriété » celui de « droit d’auteur ». Ce principe élémentaire montre combien votre projet de loi, monsieur le ministre, est symptomatique de nos approches différentes du droit d’auteur et, plus largement, de la société de l’information.
Là où vous voulez maintenir les contraintes de rareté des biens physiques dans le monde d’abondance qu’est la société de l’information, nous considérons au contraire que la création culturelle se nourrit avant tout du partage des savoirs et de la circulation des œuvres. Alors que vous considérez la copie privée comme le spectre du droit d’auteur, nous la voyons au contraire comme le point d’équilibre entre le droit des créateurs et l’intérêt du public. Plus concrètement, là où vous n’envisagez que des mesures de repli, qui sont souvent des sanctions, nous préférons, tout en partageant nombre d’inquiétudes, défendre des solutions novatrices permettant le fonctionnement efficace d’une économie de la culture.
Ignorant ces principes, le Gouvernement a préféré camper sur ses positions, commettant d’importantes erreurs d’appréciation. Dès lors, il nous propose un texte inadapté, à l’analyse biaisée, aux mesures inefficaces, voire anachroniques. Mais, comment aurait-t-il pu en être autrement?
On éprouverait presque de l’indulgence pour votre copie, monsieur le ministre, si la question posée au législateur n’était pas de toute première importance pour l’avenir de la culture en France. Comment en effet examiner un projet de loi portant sur une question en perpétuelle évolution et vieux de deux ans? Comment s’appuyer sur un rapport de commission datant du mois de juin, alors que chaque jour apporte de nouveaux éléments propres à enrichir notre réflexion? On en sait, par exemple, plus aujourd’hui qu’hier sur les mesures techniques de protection ou sur l’impact des réseaux peer to peer sur les ventes de disques. Malgré cela, le Gouvernement a soudainement décidé d’inscrire à l’ordre du jour de notre assemblée, en cette fin d’année, ce texte dont, je le dis d’emblée, nous estimons qu’il nécessite une réflexion plus approfondie et, par conséquent, un renvoi en commission.
Mais là ne s’arrête pas notre étonnement. Il est en effet surprenant que sur un sujet aussi complexe, aux enjeux primordiaux, le Gouvernement ait cru bon de déclarer l’urgence, alors qu’il a lui-même constamment reporté la discussion du projet de loi, jusqu’à être sanctionné pour retard de transposition ! Et voilà que nous devrions expédier à la va-vite, en quelques heures, une révision importante du droit d’auteur, qui aura des implications lourdes sur l’économie et la circulation des biens culturels, qui affectera l’accès et l’utilisation des œuvres protégées dans l’enseignement, la recherche et les bibliothèques et qui, de surcroît, introduira dans notre droit de nouvelles incriminations pénales !
De plus, en inscrivant ce texte à l’ordre du jour il y a seulement deux semaines, vous avez rendu le travail parlementaire impossible : nous n’avons disposé que de 48 heures pour déposer de nouveaux amendements, le rapport de la commission des lois ayant été publié lors de la précédente session pour une discussion prévue en juillet dernier ! Nous allons également devoir nous prononcer sur des amendements importants – vous venez encore d’en annoncer, monsieur le ministre -, dont certains créent de nouvelles infractions pénales, sans les avoir préalablement examinés en commission. Avant-hier encore, cette dernière n’en disposait pas ! Je pense tout particulièrement aux amendements visant à instaurer une « riposte graduée », – une « réponse graduée », selon vous, monsieur le ministre – dont l’objectif n’est en fait que de contourner les exigences de la CNIL, qui, rappelons-le, a repoussé les dernières demandes de l’industrie musicale.
On est alors inévitablement tenté de s’interroger sur les raisons qui vous poussent à demander l’urgence. Bien sûr, il nous faut transposer la directive du 22 mai 2001, mais cette nécessité peut-elle, à elle seule, justifier la restriction du débat démocratique? Et d’ailleurs, est-ce vraiment là votre véritable motivation? Est-ce vraiment cet impératif de ne pas faire figure de trop mauvais élève de l’Union européenne qui a motivé votre intention de déclarer l’urgence? Nous en doutons fortement. Permettez-moi, au passage, de noter que, le 30 juin 2005, le « stock global » de directives non transposées en France s’élevait à soixante-treize, dont dix-huit accusant un retard de plus de deux ans !
Urgence, improvisation, précipitation, impréparation, les mots ne manquent pas pour qualifier votre méthode, qui, nous en avons eu la preuve hier soir, ne contribue pas à un débat serein. Dans un numéro qui a parfois confiné à la mauvaise foi, vous nous avez accusés, monsieur le ministre, de confusion, de désinformation et de caricature. C’est pourtant le Gouvernement qui, comme je viens de le mentionner, a repoussé l’examen de ce texte pendant plus de deux ans et qui a soudainement déclaré l’urgence, alors même que la Commission européenne prépare une nouvelle directive sur le droit d’auteur. Je vous le demande, monsieur le ministre, de quel côté se trouve la confusion ?
C’est également le Gouvernement qui n’a distribué qu’au dernier moment aux parlementaires des amendements visant à instaurer une « réponse graduée », mesure présentée comme le cœur de votre dispositif. Je vous le demande, monsieur le ministre, de quel côté se trouve la désinformation ?
Enfin, c’est vous-même, monsieur le ministre, qui, hier soir, avez qualifié les propos de Christian Paul de « lamentables » et de « minables ». C’est vous-même qui n’avez répondu sur le fond à aucune de nos questions et de nos objections et qui feignez de croire que nous sommes des apôtres de la gratuité. Alors, je vous le demande, de quel côté se trouve la caricature?
Mais, pour le groupe socialiste, plus essentiel est aujourd’hui le constat navrant que ces deux années d’attente ont été l’occasion manquée d’un vrai débat public et d’une concertation constructive avec l’ensemble – je dis bien l’ensemble – des partenaires de la création ainsi qu’avec les représentants des utilisateurs.
Ces atermoiements successifs et cet élan soudain ne favorisent pas l’émergence d’un vrai débat. Ils traduiraient même une volonté de passer en force contre l’avis des consommateurs, contre l’avis de nombreux artistes et des organisations qui les représentent, contre l’avis des internautes, des bibliothécaires et des documentalistes, contre l’avis de l’Association des maires de France et, enfin, contre l’avis même de certains députés de la majorité, comme nous avons pu encore le constater lors de la discussion générale. C’est dire la complexité du dossier ! C’est dire aussi s’il transcende les clivages partisans traditionnels !
Or cette complexité, ces divisions, vous semblez les ignorer. Loin de faire l’unanimité, votre texte, monsieur le ministre, cède au contraire à des logiques simplificatrices dont le principal effet est de satisfaire d’abord les intérêts des majors de la culture et du logiciel.
Ils traduisent surtout une conception du droit d’auteur qui n’est pas du tout la nôtre, et qui n’est pas du tout celle sur laquelle se sont édifiées, depuis tant de temps, l’activité et la création culturelles en France.
Force est de constater que vous ne vous êtes pas contentés de transposer simplement une directive – et c’est bien là le problème. Vous l’avez surchargée de mesures répressives supplémentaires tout en écartant les vrais enjeux que pose aujourd’hui la société de l’information.
Le choix du Gouvernement de ne pas apporter de véritables réponses à la question du peer to peer, si ce n’est celle de la criminalisation, et d’opposer les intérêts du public à ceux du créateur, la liberté d’accès au droit au respect et à la rémunération de la création ne va pas sans nous inquiéter.
En vous attaquant à l’exception pour copie privée, vous réaffirmez votre vision des citoyens en simples consommateurs et poursuivez une offensive contre la création, déjà bien entamée par la remise en cause du régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle.
Alors, de grâce, ne taxez pas, comme vous le faites bien trop souvent, de passivité ou de laxisme notre refus d’accepter des logiques répressives. Et n’allez pas non plus nous enfermer dans le rôle des pourfendeurs du droit d’auteur. C’est tout le contraire : notre refus de considérer le peer to peer comme un fléau à éradiquer ne fait pas de nous des partisans du « laisser-faire ». Nous vous le disons clairement : oui, pour les socialistes, la création doit entraîner une rémunération. Mais cette exigence, que vous poussez à l’excès, ne doit pas aboutir à dénaturer le droit d’auteur et à le diluer dans la conception anglo-saxonne du copyright. C’est là la dérive à laquelle nous assistons actuellement.
Cela aurait l’effet inverse à celui initialement recherché et scellerait progressivement le divorce entre les créateurs et leur public.
Votre conception du droit d’auteur n’est donc pas la nôtre. Pour nous, celui-ci revêt plusieurs dimensions que l’on ne saurait dissocier.
Le droit d’auteur est d’abord le principal mode de régulation des relations économiques et sociales au sein des professions et industries culturelles : édition, musique, cinéma, audiovisuel, presse. Il protège les auteurs face au pouvoir économique, c’est-à-dire les éditeurs et les diffuseurs, qui disposent, en contrôlant l’accès au public et au marché, d’un pouvoir de négociation.
Les socialistes, comme je viens de le dire, défendent le droit d’auteur face au copyright, qui met au premier plan la protection des investissements et les droits des producteurs. Le droit d’auteur constitue un rempart contre la marchandisation des œuvres et de la culture, ainsi qu’une reconnaissance de l’acte créateur. Sous cet angle, la promotion du droit d’auteur, notamment du droit moral, est bien un pilier du combat pour l’exception culturelle.
Mais le droit d’auteur est également l’un des instruments essentiels au bon fonctionnement de la société de la connaissance. Un nombre croissant d’activités sociales, comme la recherche, l’enseignement, ou encore la production de logiciels sont directement concernées. Légiférer en la matière nécessite de penser le droit d’auteur dans sa pleine dimension et exige de mesurer les conséquences et les effets que pourraient entraîner des modifications sur des secteurs d’activité qui n’obéissent pas aux mêmes logiques que les seules filières culturelles.
Enfin, et surtout, le droit d’auteur est un contrat social : la recherche permanente d’un équilibre entre les droits des créateurs et l’intérêt du public. C’est le fondement même de la loi de 1985. Et c’est à ce titre que les exceptions, notamment l’exception pour copie privée, contribuent à en faire un pacte entre les citoyens, bien plus qu’un simple instrument de régulation des activités commerciales d’échanges d’œuvres.
La quête de cet équilibre entre les droits des créateurs et les intérêts de la société est, depuis le XXVIIIe siècle, au cœur des législations sur le droit d’auteur, qu’il soit explicite comme aux États-Unis, ou implicite comme en France.
En reconnaissant aux auteurs un monopole provisoire sur les œuvres, les Révolutionnaires de 1789 veillèrent aussi à ce que les œuvres reviennent rapidement dans le domaine public. C’est cet équilibre que recherchaient Jean Zay et le gouvernement du Front populaire quand ils préparaient, sans pouvoir, malheureusement, la conduire à son terme, une législation qui considérait l’auteur non comme un « propriétaire » mais comme un « travailleur intellectuel ».
Voilà pourquoi le groupe socialiste refuse de s’inscrire dans des logiques conflictuelles qui opposent les intérêts des créateurs et ceux du public, les droits d’auteurs et droits voisins et les libertés publiques, les exigences de l’accès aux œuvres et la rémunération de la création. Et voilà pourquoi nous demandons au Gouvernement de renoncer à l’urgence qu’il a déclarée pour l’examen de ce texte. Une lecture dans chaque assemblée et, très certainement, une réunion d’une commission paritaire à la clé pour boucler l’examen de ce texte, c’est inacceptable !
Mes chers collègues, le droit d’auteur est le principal mode de régulation de la société de la connaissance et un garant de la diversité culturelle. Il ne peut souffrir un traitement à la hâte, et nous ne pouvons faire l’économie d’une réflexion plus poussée, d’autant que l’ensemble de l’édifice argumentaire sur lequel se fonde ce texte repose sur des bases bien peu solides, contestables et d’ailleurs très contestées.
En ignorant les objections soulevées par des artistes, des économistes, des juristes et de bien d’autres encore, nous nous privons d’éléments de réflexion essentiels et nous nous trouvons entraînés dans un faux débat.
Premier élément de ce faux débat : vous prétendez défendre le droit d’auteur, mais vous contribuez à l’affaiblir et en assurez, en réalité, le dévoiement.
Bien évidemment, nous avons à l’esprit les difficultés que rencontrent nombre d’industries culturelles. La plupart des activités artistiques et des métiers culturels sont confrontés, depuis quelques années, à une évolution rapide et majeure. La société de l’information porte en germe la démocratisation de l’accès aux œuvres culturelles et une meilleure diffusion du savoir. Elle n’en a pas moins considérablement bouleversé les conditions économiques de la création, tout comme celles de la diffusion et de l’accès au patrimoine culturel.
La première étape de cette mutation numérique a été extrêmement profitable aux industries culturelles. Je pense, par exemple, au passage du vinyle au CD, qui s’est révélé très bénéfique pour l’industrie de la musique.
La seconde étape de cette mutation a été celle de la dématérialisation des œuvres à laquelle nous assistons depuis plusieurs années. Avec le développement d’Internet et du numérique, les possibilités offertes semblent devenir infinies. La compression et la numérisation des données, la généralisation progressive des capacités à haut débit et le développement de l’interactivité ont presque annihilé les contraintes liées à la pénurie des ressources. Les technologies arrivent aujourd’hui à maturité – numérisation, largeur de bande, réseaux IP, codage, cryptage, miniaturisation, ou encore compression – et une floraison de terminaux et d’outils sont disponibles sur les marchés : PC, récepteurs mobiles, baladeurs, graveurs de CD, et cetera.
Cette convergence, non seulement permet de proposer de nouveaux services, mais également modifie en profondeur les pratiques et les usages de millions de nos concitoyens.
Dans le même temps et parallèlement à ce développement sans précédent d’échanges entre les personnes, s’opère, dans tous les domaines de la création, une volonté d’accélérer le mouvement de l’appropriation privée. La mutation numérique bouleverse les intérêts économiques, industriels et financiers attachés au droit de la propriété intellectuelle. Comme chaque innovation technologique, elle ravive les tensions entre auteurs, producteurs, artistes et interprètes autour de la rémunération, c’est-à-dire autour du contrôle économique des exploitations.
D’un côté, les auteurs, les créateurs et leurs représentants se sentent souvent menacés par l’évolution des modes de création et de diffusion. Ils craignent une évolution des pratiques en leur défaveur et adoptent une position défensive qui ne facilite sans doute pas le dialogue avec les autres acteurs.
De l’autre, les utilisateurs ne comprennent pas toujours les entraves qui sont faites à la mise à disposition et à l’utilisation des contenus auxquels ils souhaitent accéder ou dont ils ont besoin.
Dans le passé, ces conflits se sont toujours conclus par des compromis : la reconnaissance de nouveaux « droits » pour les investisseurs et les diffuseurs, mais aussi pour les utilisateurs, la mise en place de nouveaux modes de rémunération, l’extension de la gestion collective, l’ouverture de nouveaux marchés, l’émergence de nouveaux opérateurs.
Ce fut notamment le cas lors de l’apparition des cassettes audio et du magnétoscope, perçus et dénoncés à l’époque comme une menace pour les industries de la musique et du cinéma. On sait ce qu’il advint : le magnétoscope et les cassettes audio, et aujourd’hui le DVD, sont devenus une source essentielle de croissance pour les industries culturelles.
Aussi, dans chacune de ces crises, le droit d’auteur a révélé ses capacités d’adaptation et les pouvoirs publics sont à chaque fois intervenus pour préserver l’équilibre entre les intérêts des titulaires de droit et ceux du public.
La notion de droit d’auteur doit nécessairement évoluer. Mais, si elle est adaptable, elle ne doit pas être seulement un outil d’appropriation à l’instar du copyright américain. Si la propriété intellectuelle est vitale pour nombre d’entreprises culturelles et d’auteurs, elle ne doit pas pour autant empêcher la diffusion et la circulation des œuvres. L’extension du domaine privé n’est donc certainement pas la seule solution à apporter. Elle constitue même une réponse paradoxale aux effets de la numérisation et de l’interconnexion des réseaux, qui sont des procédés ouverts et interopérables favorisant les nouveaux entrants, de nouveaux publics et un plus large accès aux œuvres.
Nous ne pensons pas qu’il convienne de modifier le droit dans un sens plus répressif. Nous croyons au contraire que « le prétendu renforcement des droits de propriété intellectuelle » que vous nous proposez risque de produire les effets inverses et conduire à son propre « affaiblissement » car, à raisonner en termes de répression, à assimiler les œuvres à des biens de consommation courante ou encore à criminaliser les internautes, le risque est grand que le droit d’auteur, tel que nous le concevons, s’y perde.
Hélas, le Gouvernement n’a pas choisi cette voie, et c’est là le deuxième élément de ce faux débat: vous comptez sur l’industrie du disque pour développer une offre dite légale alors que son objectif le plus visible est aujourd’hui de poursuivre les pirates.
En reprenant à son compte de manière unilatérale le diagnostic, le langage et les solutions préconisées par une partie des industries culturelles, le Gouvernement est largement responsable de la situation conflictuelle que l’on connaît aujourd’hui et du fossé grandissant entre l’industrie musicale et son public.
On a bien cru pourtant, à l’été 2004, que les ministres de l’économie et des finances et de l’industrie avaient amorcé une légère correction de tir avec la signature, à l’Olympia, propriété de Vivendi Universal – tout un symbole ! – de la « charte d’engagements pour le développement de l’offre légale de musique en ligne, le respect de la propriété intellectuelle et la lutte contre la piraterie numérique ». Cette charte, qui visait à impliquer les fournisseurs d’accès dans la lutte contre le piratage, devait combiner promotion des offres légales et payantes et pédagogie auprès des internautes. Mais de développement de l’offre légale, il y en eut très peu, tandis que des mesures répressives, il y en eut beaucoup.
Rappelons les mots, d’ailleurs, de Pascal Nègre, principal promoteur de cette charte, pour en saisir l’esprit et, au passage, une conception quelque peu personnelle de la diffusion des œuvres culturelles : « Vous voulez la plus belle discothèque du monde. Chacun a ses rêves : il y a des filles qui veulent 153 diamants mais elles ne peuvent pas se les payer et elles n’en ont aucun. »
Tout est dit. Les œuvres sont réduites à des produits de consommation courante, fussent-ils des bijoux.
Cette charte s’appuie sur la loi pour la confiance dans l’économie numérique, qui prévoit jusqu’à trois ans de prison et 300.000 euros d’amende pour les actes de contrefaçon, ainsi que sur la révision de la loi informatique et libertés qui autorise désormais des personnes morales à relever et traiter les données relatives à des infractions dont elles s’estiment victimes. Elle n’a en définitive eu qu’un seul but : entamer, dès la rentrée 2004, une vague de « procès pour l’exemple ».
Alors qu’en est-il aujourd’hui du développement de l’offre dite légale, présentée, à l’époque, comme la solution unique ? Nous avions émis de vives réserves et exprimé des craintes quant à l’efficacité des mesures proposées.
L’objectif de 600.000 titres nous paraissait très faible. Il correspond à peine au nombre d’albums disponibles dans un grand magasin.
Nous avions également exprimé des craintes quant au risque que l’effort de numérisation, du fait de son coût, ne porte que sur des best-sellers, entraînant inévitablement une baisse de la diversité culturelle D’ailleurs, aucune obligation en matière de diversité culturelle, notamment quant au ratio d’œuvres françaises, n’était prévue.
Par ailleurs, cette charte n’envisageait rien de concret pour l’interopérabilité des plates-formes de téléchargement en ligne et du matériel d’écoute.
Un an plus tard, nos craintes se sont confirmées. Le Bureau européen des consommateurs vient de publier deux études pointant les carences de la seule alternative officielle aux usages actuels des internautes. La conclusion de cette étude est sans appel : « pauvreté de l’offre » et « casse-tête technique ».
Côté diversité culturelle tout d’abord, et aux dires de Julien Dourgnon, directeur des études de l’UFC-Que Choisir, le résultat est « affligeant ». La disponibilité des œuvres de 260 artistes a été testée sur sept sites : trois anglais, un français, un allemand et deux hollandais. En moyenne, les deux tiers ne sont pas disponibles, et ce chiffre atteint 90 % sur le seul répertoire consacré à la musique classique.
En somme, comme l’a titré récemment un quotidien, : « Télécharger légal, c’est télécharger banal ».
Côté interopérabilité des plates-formes, là aussi, la situation est ubuesque. Chaque site légal dispose de son propre système et il est quasiment impossible de lire un fichier téléchargé sur un baladeur numérique. Comme si l’acheteur d’un CD devait se préoccuper de la marque de sa propre chaîne Hi-Fi. Il y a là une appropriation des nouvelles technologies et des œuvres culturelles par certains professionnels qui ne se préoccupent absolument pas des droits du consommateur.
Troisième élément de ce faux débat, et non des moindres : l’établissement d’un lien contestable entre baisse des ventes de disques et téléchargement sur les réseaux peer to peer.
Cette incapacité à s’adapter aux évolutions de la société de l’information et cette volonté d’une répression accrue sont d’autant plus mal perçues qu’elles reposent sur ce présupposé initial contestable. Ce n’est pas parce qu’il y a concomitance de ces deux phénomènes qu’ils ont un lien direct entre eux. Aucune étude sérieuse ne vient confirmer une telle hypothèse. Toutes celles dont nous disposons sont diverses dans leurs conclusions, mais elles convergent toutes vers le même point : seule une part très limitée de la réduction des ventes de disques est due aux réseaux d’échanges en ligne.
Par exemple, une étude américaine publiée en 2004 conclut qu’il faut 5.000 téléchargements de fichiers pour diminuer la vente d’un disque. Dans ces conditions, les réseaux d’échanges ne seraient responsables que d’une baisse de 2,5 pour mille des ventes de disques. Plus intéressante encore, une autre étude, toujours américaine, souligne le fait que l’échange de fichiers conduit à de nouvelles consommations qui n’auraient pu avoir lieu sans l’existence des réseaux peer to peer.
Plus récemment, et plus proche de nous, le département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la culture vient de publier une étude portant sur les pratiques déclarées de téléchargement de fichiers à contenu culturel des internautes. Que nous dit-elle? D’abord, elle évalue à 31% le nombre d’internautes qui téléchargent régulièrement sur les réseaux d’échanges. Elle nous apprend également que c’est la musique qui est le premier contenu culturel téléchargé et qu’il s’agit avant tout d’une population jeune et masculine. Mais surtout, l’impact du peer to peer n’est pas aussi négatif qu’il y paraît : la plupart des internautes estiment en effet que le téléchargement n’a pas modifié leurs consommation et pratiques pour le cinéma, les jeux vidéo ou la musique.
Depuis qu’ils téléchargent des fichiers films, 75% des internautes ont déclaré ne pas avoir modifié leur fréquence de sortie au cinéma. Ils sont même 19% à déclarer avoir modifié celle-ci à la hausse. De même, 64% des personnes qui téléchargent des fichiers musicaux déclarent acheter des CD neufs autant qu’avant, et 12% plus qu’avant. Autre enseignement, d’importance essentielle, la motivation première n’est pas la gratuité. Le téléchargement de fichiers à contenu culturel semble s’inscrire dans un ensemble d’usages extrêmement variés. Les internautes disent vouloir explorer, tester, échantillonner et profiter d’une offre plus abondante que sur les plates-formes légales.
Je pourrais également évoquer une récente étude de l’OCDE, qui, elle aussi, minimise l’impact des réseaux peer to peer sur les difficultés du marché du disque, mais surtout qui souligne que les industries du disque n’ont pas encore su tirer profit des nouvelles technologies. Ou encore, les conclusions d’une enquête de la FNAC, qui attribue la baisse des ventes de disques pour l’année 2003 à des facteurs de toute autre nature : l’usure du support physique, avec la fin du rééquipement en CD ; la déstructuration du marché liée à une gestion incohérente pour le public des prix et du cycle de vie « produit » ; une baisse des investissements marketing ; et, enfin, le déplacement du pouvoir d’achat en raison d’une concurrence accrue des DVD, livres ou encore jeux vidéos.
Aujourd’hui, mes chers collègues, les chiffres parlent : plus de 8,5 millions de personnes téléchargent des fichiers sur les réseaux peer to peer, plus de 20 milliards de fichiers musicaux ont été téléchargés en 2004 à travers les serveurs d’échanges, contre seulement 310 millions sur les sites payants. Un constat s’impose : les internautes ont bel et bien adopté le peer to peer.
Comme le souligne Dominique Barella, président de l’Union syndicale des magistrats, dans une tribune parue dans Libération en mars 2004 : « Quand une pratique infractionnelle devient généralisée pour toute une génération, c `est la preuve que l’application d’un texte à un domaine particulier est inepte ».
Et c’est là, mes chers collègues, le quatrième élément de ce faux débat : vous criminalisez des pratiques tout en ignorant les avancées jurisprudentielles récentes.
Cette inadéquation entre la règle et la pratique est source d’une insécurité juridique importante. Or, les termes de piraterie et de piratage ne sauraient viser uniformément le téléchargement d’œuvres protégées, leur mise à disposition et la contrefaçon de ces œuvres dans un but commercial. S’agissant du téléchargement, son caractère illicite est largement controversé. La Commission canadienne du droit d’auteur, par exemple, a conclu que télécharger sur Internet constitue un acte de copie privée tout à fait légal, à condition cependant de ne pas vendre, louer ou encore communiquer la copie au public.
Les tribunaux hollandais, quant à eux, assimilent téléchargement et copie privée.
En France, des voix de plus en plus nombreuses, dont la nôtre, s’élèvent pour demander une clarification de la ligne de partage entre le licite et l’illicite. Ainsi, le Conseil économique et social a récemment proposé de « qualifier de copie privée les téléchargements d’œuvres, au lieu de les assimiler systématiquement à du piratage ». À cet égard, la jurisprudence vient d’apporter quelques éclaircissements en considérant comme relevant de l’exception pour copie privée, les œuvres téléchargées sur les réseaux peer to peer.
C’est ainsi que le 10 mars 2005, je tiens à le rappeler, la cour d’appel de Montpellier a confirmé la relaxe prononcée par le tribunal de grande instance de Rodez d’un internaute ayant téléchargé des œuvres. C’est aussi la Cour d’appel de Paris qui, le 22 avril dernier, a précisé que l’exception pour copie privée n’est limitée ni par la nature du support sur lequel la reproduction est effectuée – numérique ou analogique -, ni par la source à partir de laquelle s’effectue la copie. Autrement dit, il n’est pas nécessaire de disposer d’un exemplaire original et acheté dans le commerce pour bénéficier de l’exception pour copie privée.
Nul doute que ces décisions feront date. Elles mettent un frein aux tentatives de poursuite des pirates – notion qui ne recouvre d’ailleurs aucune réalité juridique. Mais surtout, elles doivent être le point de départ d’une réflexion renouvelée sur le devenir de la copie privée comme point d’équilibre du droit d’auteur.
Enfin, cinquième et dernier élément de ce faux débat, vous prétendez agir pour sauvegarder la vitalité économique de l’industrie culturelle – et les emplois de cette industrie disiez-vous, il y a quelques instants -, mais vous l’empêchez de profiter des bénéfices de la société de l’information.
L’avis du Conseil d’analyse économique est à ce titre éclairant. Il montre, en effet, que les logiques défensives, dont les éditeurs de contenus et les majors sont les principaux promoteurs, cherchent à maintenir le plus longtemps possible le fonctionnement classique des marchés et visent à restaurer la liaison entre le contenu d’une œuvre et son support physique. Et il estime que ces tentatives sont non seulement vouées à l’échec à plus ou moins long terme, mais que, en plus, leur persistance prive la société des bénéfices de la révolution numérique. Gageons que ceux qui mènent ces combats d’arrière-garde auront, comme le souligne l’économiste Pierre-Noël Giraud : « Autant de chances de succès que ceux qui se seraient opposés à l’imprimerie pour sauvegarder l’emploi des copistes et l’art de la calligraphie dans l’Occident médiéval ».
Les technologies de l’information et de la communication multiplient les capacités de diffusion et de production des programmes. Elles représentent un gain considérable pour l’ensemble des acteurs. Elles sont une chance pour les auteurs et les artistes : potentialités de diffusion accrues, prime à la diversité, lutte contre la tendance à la standardisation et à l’uniformisation d’une industrie musicale concentrée, chance pour les labels indépendants. Mais à la seule condition d’oublier nos craintes et d’entrer rapidement dans une logique de gestion des gains et de développement et ne pas rester dans une logique de limitations des risques. C’est cette voie que le Conseil d’analyse économique et sociale nous indique d’emprunter: une voie plus novatrice consistant à inventer un nouveau modèle économique.
Malheureusement, nous n’en trouvons nulle trace dans ce projet de loi. L’absence de réflexion du Gouvernement sur les tenants et les aboutissants d’une question aussi importante le conduit à naviguer à vue, sans le souci du long terme, sans le souci de la moindre prospective. Il donne ainsi son blanc-seing aux majors du disque qui s’ingénient à mettre en place des moyens, juridiques et techniques, pour dissuader ou faire payer ce que le progrès technique rend progressivement accessible au plus grand nombre.
Elles n’ont manifestement pas su profiter du développement du commerce électronique et souhaitent aujourd’hui se voir reconnaître les moyens d’endiguer ce phénomène par le recours à un arsenal pénal et technologique. Or, l’Internet ne peut être le bouc émissaire de cette industrie qui peine à renouveler son modèle économique. Même les artistes ne vous suivent pas dans cette volonté de construire des clôtures autour du droit d’auteur. Car ils ont bien compris que cette révolution culturelle était inéluctable. Et ils ont d’ailleurs été bien plus nombreux à signer la pétition initiée par Le Nouvel Observateur l’année dernière pour « libérer la musique » que l’ensemble des artistes enrôlés par les majors pour faire la promotion de l’offre dite légale. Ce phénomène se vérifie même aux Etats-Unis, où, d’après une enquête auprès de plus de 2.700 artistes, 3% seulement des musiciens estiment qu’Internet nuit à la possibilité de protéger leurs créations.
À son actif, reconnaissons tout de même au Gouvernement le mérite de la cohérence. Ce manque cruel de vision à long terme l’amène, en effet, à proposer des dispositions en parfaite adéquation avec son incapacité à saisir les évolutions à l’œuvre dans la société d’aujourd’hui. Au mieux, ces mesures seront inefficaces ou inadaptées ; au pire, elles auront des conséquences fort dommageables pour la diversité et la création culturelle dans notre pays.
Force est de constater que le projet de loi qu’il nous est proposé d’adopter part sur les mêmes bases que l’ensemble des textes qui nous ont été présentés en ce domaine depuis 2002 et tout particulièrement l’année dernière. La dimension répressive est toujours privilégiée.
Résultat logique me direz-vous : ce projet de loi ne se contente pas simplement de transposer une directive, il ajoute des sanctions supplémentaires, se lançant ainsi dans ce que Philippe Aigrain nomme « une course aux armements de la propriété intellectuelle ». L’idée de la riposte graduée est peut-être venue de là.
L’assimilation du contournement d’une mesure technique de protection à de la contrefaçon, j’y reviendrai dans quelques instants, en est la parfaite illustration.
Transposer une directive ne doit cependant pas nous faire oublier notre rôle de régulateur. Au contraire, il doit nous amener à nous interroger sur des dispositions qui se révèlent aujourd’hui plus problématiques qu’il n’y paraissait il y a quatre ans. Or vous avez fait le contraire : vous avez ignoré les difficultés et durci les problèmes.
Ce durcissement est particulièrement vrai pour les dispositions relatives aux mesures techniques de protection, sur lesquelles je souhaiterais concentrer un instant mon propos.
Jusqu’à présent, la protection des droits sur les œuvres était essentiellement juridique. Désormais, des techniques et systèmes numériques permettent d’envisager une protection physique des documents audiovisuels ou multimédias et des droits d’auteur qui s’y rattachent. Pourtant, aucun de ces procédés ne résiste à l’épreuve de l’inventivité des ingénieurs et des hackers. Les logiciels de contrôle peuvent être contournés, les algorithmes de codage et le marquage neutralisés. Les promoteurs des mesures techniques de protection l’ont bien compris, et, conscients de la vulnérabilité de ces mesures, ils ont souhaité que les mesures techniques soient elles-mêmes protégées, ce que font le traité de l’OMPI – organisation mondiale sur la propriété intellectuelle – de 1996 et la directive sur le droit d’auteur et les droits voisins.
Ainsi, s’est constitué un empilement de protections. D’abord, la loi sur le droit d’auteur. Ensuite, les mesures techniques de protection qui contrôlent l’accès ou l’utilisation d’une l’œuvre. Puis, à un troisième niveau, la protection de la mesure technique de protection – un utilisateur qui la contournerait se rendrait coupable de deux actes répréhensibles : la violation du droit d’auteur, d’une part, et la violation des dispositions relatives aux mesures techniques, d’autre part. Mais, alors que la directive ne le requiert pas, je le répète, le projet de loi rajoute un quatrième niveau de protection en considérant comme un délit le fait de divulguer ou de rendre publique une information sur le contournement des mesures techniques.
Gardons à l’esprit, mes chers collègues, que les mesures techniques de protection ne constituent pas à l’origine – d’ailleurs, elles n’ont pas été pensées ainsi – une réponse aux échanges de fichiers sur les réseaux peer to peer. Car la directive qu’il nous est proposé de transposer aujourd’hui remonte à 1996, puisqu’elle a pour objet d’intégrer dans le droit européen le traité de l’organisation mondiale sur la propriété intellectuelle, lequel introduit en droit international la notion de mesures de protection contre la copie. Elle est donc antérieure au phénomène du peer to peer, qui, lui, ne démarre qu’en 1999. Aussi, en 1998, date à laquelle les négociations ont été entamées autour de ce projet de directive, nous n’avions qu’une idée vague de ce que recouvraient réellement les mesures techniques de protection. Aujourd’hui, nous en avons une idée plus précise, et sans doute convient-il de distinguer les finalités qui peuvent leur être assignées.
Certaines mesures techniques se contentent de notifier à l’utilisateur le régime de protection de l’œuvre : ce qu’il a le droit de faire avec cette œuvre et comment s’acquitter, le cas échéant, du paiement d’une redevance. Ce type de mesure technique ne soulève aucune objection de principe. Il participe, au contraire, d’une démarche de responsabilisation des utilisateurs.
D’autres mesures, en revanche, ont pour objet de contrôler ou de restreindre l’utilisation des œuvres. Ces dispositifs peuvent être « anti-copie » – interdiction ou limitation de la copie – « anti-usage » – la lecture n’est possible que sur certaines marques de logiciels ou de matériels – ou encore être des dispositifs d’identification de l’utilisateur, de tatouage de l’œuvre ou bien de traçage de l’usage.
Au-delà de leurs aspects intrusifs – je pense au fameux rootkit de Sony que les éditeurs de logiciels anti-virus ont récemment classé dans la catégorie espions -, la généralisation de ces dispositifs de protection ne va pas sans poser de problèmes et risque de transformer en profondeur le régime du droit d’auteur.
D’abord, les mesures techniques de protection peuvent porter atteinte à la vie privée, notamment en violant le secret des choix de programmes. Certaines peuvent même espionner les utilisateurs qui accèdent à des œuvres sur leur ordinateur relié à l’Internet, et envoyer des données vers un serveur à leur insu. De tels dispositifs autorisent ainsi un industriel à savoir qui lit quelle œuvre et à quel moment !
Elles peuvent également faire obstacle à la faculté de procéder à des copies privées, et leur développement non contrôlé annulerait de fait l’exception reconnue en la matière. Comment, par exemple, un utilisateur pourrait-il accepter de payer une taxe « copie privée » sur les supports vierges – ou plus exactement une redevance – et, dans le même temps, se voir interdire par une mesure technique de protection le droit effectif à la copie privée ? De plus, la directive repose sur un mauvais équilibre, et il est à craindre que ces exceptions pour copie privée ne soient peu a peu annulées par les progrès technologiques des mesures de protection.
Le groupe socialiste a ainsi déposé un amendement qui vise à transcrire une disposition essentielle de la directive que vous avez choisi d’écarter, puisque nous proposons que le degré d’utilisation des mesures techniques soit pris en compte dans la répartition de la rémunération pour copie privée.
C’est d’ailleurs à l’unanimité que le groupe socialiste présentera tous ses amendements, je tiens à le préciser d’emblée ! Je souhaite au groupe de l’UMP la même unanimité !
Certes, mais toujours est-il que le groupe socialiste, fort de son fonctionnement collectif et ancestral, s’est mis d’accord, pas plus tard qu’avant-hier, sur la totalité des amendements qu’il a déposés. Une telle unanimité convaincra peut-être le ministre, du moins, je l’espère, de nuancer certains de ses propos.
Comme je l’ai évoqué précédemment, vous avez durci la directive en assimilant à de la contrefaçon le contournement d’une mesure technique de protection. Vous n’y étiez pas obligés. En Italie, par exemple, une simple amende est prévue, et, en Espagne, les copies à des fins non commerciales ne portant pas atteinte à l’exploitation de l’œuvre sont tolérées. Désormais, en France, un utilisateur ayant légalement acquis une œuvre, et qui parvient à faire une copie privée malgré son dispositif anti-copie, sera poursuivi pour contrefaçon. Ainsi, la simple jouissance de la copie privée devient un délit passible de trois ans de prison et de 300.000 euros d’amende.
D’où, l’un de nos amendements qui vise à ce que l’exception pour copie privée ne soit pas que théorique en excluant du délit de contrefaçon les actes de contournement des mesures techniques de protection des œuvres par celui qui les a licitement acquises, de façon à bénéficier des usages normaux de cette œuvre.
Par ailleurs, les mesures techniques de protection peuvent porter atteinte aux droits dont disposent chaque auteur et chaque artiste interprète, qu’il s’agisse du droit au respect des œuvres, au droit moral qui leur est reconnu depuis le XIXe siècle tant il est vrai que le droit d’auteur n’est pas seulement patrimonial mais aussi moral. L’exercice de ce droit moral permet aux auteurs de pouvoir choisir la manière dont leurs œuvres sont mises à la disposition du public. Rien n’empêche, par exemple, qu’une mesure technique impose le visionnage d’une publicité au milieu d’une œuvre. Il est donc impératif que les auteurs soient associés à ces choix et puissent contester un « abus de mesures techniques ». Cela fera l’objet de deux amendements que nous avons déposés.
Enfin, les mesures techniques de protection posent un problème d’interopérabilité. Didier Mathus et Christian Paul avant moi ont longuement évoqué cette question, mais je souhaite y revenir.
Il nous faut lever l’incertitude des consommateurs quant à la capacité du matériel dont il dispose à lire une œuvre acquise « légalement » – j’insiste sur ce point. Le fournisseur doit donner tous les éléments qui garantissent que les œuvres protégées peuvent être converties dans un format accepté par tout autre système de lecture.
Mais, plus globalement, la généralisation des mesures techniques de protection est également préoccupante puisqu’elle place la filière musicale sous la dépendance d’une poignée de fournisseurs de solutions techniques que sont Microsoft, Apple ou Sony. Le secteur de la musique, déjà fortement concentré, est en train de confier son avenir à des acteurs industriels de l’informatique dont le modèle économique repose sur l’organisation de marchés captifs : Microsoft via Windows Media Audio, Apple via l’iPod. Mais, comble du paradoxe, nombre des technologies de numérisation et de diffusion des biens culturels ont été développées grâce à des financements communautaires comme le MP3, le DivX, le VLC à l’École Centrale ou encore certains des meilleurs logiciels de peer to peer. Au lieu de s’appuyer sur ce potentiel d’innovation, la filière musicale se tourne vers des solutions techniques américaines, Microsoft principalement, au lieu de se conformer au patriotisme économique prôné par le Premier ministre !
Christian Paul a rappelé hier, dans un remarquable exercice didactique (Exclamations sur les bancs du groupe de l’Union pour un mouvement populaire)…
C’est un point de vue personnel, partagé par d’autres. Christian Paul a rappelé hier, disais-je, le casse-tête auquel est confronté tout détenteur de baladeur numérique. D’ailleurs, d’ici trois jours, je puis vous garantir que ces appareils, peu importe la marque, figureront en bonne place au pied des sapins de Noël. Or quel message envoyez-vous à leurs futurs propriétaires? « Attention, vous êtes des délinquants potentiels. Attention, vous allez être bientôt des pirates. » Tels sont les messages que vous délivrez à trois jours de Noël. Je reprends la démonstration de Christian Paul, car elle mérite d’être répétée. Je vous invite à l’écouter attentivement, chers collègues, en pensant à vos enfants. Avec un iPod, je ne peux transférer les titres d’un CD qui comporte des mesures techniques de protection même si je l’ai acheté légalement. Pour les lire, je suis obligé de les contourner. Sanction prévue par le projet de loi : jusqu’à trois ans de prison et 300.000 euros d’amende.
Avec un iPod, je ne peux transférer un titre acheté dans une boutique en ligne – e-Compil, fnacmusic ou virginmega : les marchands du temple qui étaient hier après-midi à proximité immédiate de cet hémicycle -, les formats et les mesures techniques de protection de ces plates-formes n’étant pas compatibles avec les formats acceptés par mon baladeur numérique. Pour le lire, je vais donc devoir contourner les mesures techniques de protection installées par la maison de disque. Sanction prévue par le projet de loi : jusqu’à trois ans de prison et 300.000 euros d’amende.
La FNAC – premier vendeur européen d’iPod – vend sur sa plate-forme de musique en ligne des fichiers protégés par le format et les mesures techniques de protection Microsoft que l’iPod ne peut pas lire. Dès lors, elle donne l’astuce pour contourner la mesure technique et recommande à ses clients de graver le titre qu’ils ont acheté sur sa plate-forme pour pouvoir le lire sur l’iPod qu’elle leur a vendu. Sanction prévue par le projet de loi : jusqu’à trois ans de prison et 300.000 euros d’amende.
Avec un iPod, la seule option légale qui m’est offerte, si je souhaite acheter de la musique en ligne, c’est de me rendre sur la plate-forme iTunes d’Apple. Le but du projet de loi serait-il donc de conforter le monopole d’Apple qui contrôle déjà le plus grand parc de baladeurs numériques?
Il me reste néanmoins la solution d’acheter un second baladeur, d’une autre marque, qui accepte les formats Microsoft pour lire les titres que j’achète sur d’autres plates-formes, fnacmusic ou virginmega. Le but du projet de loi serait-il alors, dans ce cas, de renforcer le monopole de Microsoft sur les systèmes d’exploitation, alors que c’est justement pour avoir lié Windows et Windows Media – le format de diffusion de musique et de films – que cette société a été récemment condamnée pour abus de position dominante par la Commission européenne?
Alors certes, quel que soit mon baladeur, je peux lire de la musique en format MP3. Mais, malheureusement, aucune des grandes plates-formes de musique en ligne n’en propose à la vente. Je suis donc obligé d’aller sur les réseaux d’échangess peer to peer. Sanction prévue par le projet de loi : jusqu’à trois ans de prison et 300.000 euros d’amende.
Voilà, monsieur le ministre, ce que vous appelez un point d’équilibre !
Mais, comme je l’ai souligné au début de mon intervention, vous avez bien saisi que cet arsenal répressif était mal compris, mal perçu et surtout fortement contesté. Alors vous nous avez sorti cet amendement n°228 qui instaure une « réponse graduée » au peer to peer, que nous considérons davantage comme une riposte. Je ne reviendrai pas sur les conditions dans lesquelles il nous a été transmis, qui constituent une injure au débat parlementaire. Mais avouez tout de même que la création d’un nouveau chapitre dans le code de la propriété culturelle, composé de sept nouveaux articles, méritait un examen plus sérieux ! Nous n’avons eu l’amendement que hier soir !
De quoi s’agit-il? Ni plus ni moins que de dispositions dignes de la loi « anti-casseurs », qui instaurent une responsabilité pénale collective en créant de nouvelles obligations à l’égard des abonnés d’Internet. Il appartient en effet désormais aux internautes de « prendre les précautions nécessaires pour ne pas reproduire, représenter ou communiquer au public des œuvres de l’esprit sans autorisation des titulaires des droits d’auteur ». La peine plancher se situe entre 150 et 300 euros d’amende en cas de récidive dans l’année qui suit une première mise en demeure et s’élève à 1.500 euros les deux années suivantes. Compte tenu du nombre de personnes qui sont obligées de contourner les mesures techniques de protection, il y a fort à parier que de telles dispositions seront source d’un important contentieux.
C’est pour cela que vous avez choisi, avec l’amendement n°225, de transformer le collège des médiateurs en autorité de médiation et de protection de la propriété littéraire et artistique. Cette nouvelle autorité administrative indépendante sera ainsi chargée de statuer sur les différends nés de l’utilisation des mesures techniques et de prononcer les sanctions à l’encontre des internautes. Il y a vraiment deux poids, deux mesures, ce qui est insupportable : à l’endroit de l’industrie culturelle, qui porte sciemment atteinte au droit à la copie privée, le Gouvernement choisit la conciliation a posteriori; à l’encontre des internautes, il choisit la répression aveugle. Ainsi, il contourne la justice qu’il trouve trop clémente vis-à-vis des internautes et trop sévère avec l’industrie culturelle. À cet égard, Christian Paul a eu raison de faire un rappel au règlement pour demander que le garde des sceaux soit présent dans cet hémicycle quand nous discuterons de ces deux amendements, auxquels tout laisse à penser que la Chancellerie est fondamentalement opposée, eu égard à ce qu’est le droit dans notre pays.
Il ne s’agit donc que de la mise en place d’une justice d’exception qui n’a pour principal objectif que de servir, une fois de plus, les intérêts de l’industrie culturelle. Quel sens de la graduation !
Tels sont, mes chers collègues, les problèmes concrets posés par les mesures techniques et les contradictions qu’elles recèlent. On marche sur la tête! Vous en conviendrez, il faut encadrer strictement l’application de ces dispositions.
Ainsi, si les amendements que nous proposons étaient adoptés, le bénéfice de l’utilisation d’une mesure de protection serait relativisé pour les ayants droit et des garanties d’interopérabilité, essentielles pour les utilisateurs de logiciels libres, leur seraient apportées.
Je veux bien évidemment ici faire référence aux deux amendements identiques qui visent à rendre obligatoire l’intégration de mesures techniques de protection pour tout logiciel de communication, amendements que nous appelons communément « amendements Vivendi Universal ». Ils nous inquiètent fortement car les dispositions qu’ils proposent auront pour effet de brider l’innovation dans les technologies de diffusion, notamment pour les logiciels libres et les logiciels destinés à organiser l’interopérabilité. Les effets de ces amendements dépassent très largement le seul périmètre de la musique en ligne, et nous ne pouvons accepter que, sous couvert de transposer une directive, le Gouvernement outrepasse le cadre qui lui a été fixé et en profite pour entamer un processus d’éradication du libre.
Enfin, l’autre point sur lequel portent nos réticences concerne les exceptions. Et là, contrairement aux mesures techniques de protection pour lesquelles vous n’avez pas hésité à en rajouter, on ne peut pas dire que vous ayez eu la volonté de profiter des possibilités offertes par la directive. Seules deux exceptions ont été retenues : l’une à caractère technique concerne les copies techniques temporaires, liées aux transmissions sur Internet notamment ; l’autre est relative aux handicapés. Il est vrai que la France a traditionnellement une application restrictive en la matière. Mais il y avait là une formidable opportunité de faire respirer la loi de 1957, et vous ne l’avez pas saisie.
Comme vous le savez, certaines des pétitions qui circulent actuellement contre ce projet de loi demandent l’extension des exceptions à d’autres domaines pour des raisons professionnelles. C’est le cas des bibliothécaires et des archivistes, qui doivent pouvoir continuer d’exercer leurs missions de conservation dans le contexte numérique. L’un de nos amendements tend d’ailleurs à leur permettre de pratiquer à l’ère du numérique ce qu’ils pratiquaient aisément à l’ère de l’imprimé.
C’est également le cas des enseignants et des chercheurs, qui sont obligés de violer la loi chaque jour car si les règles sont claires en la matière, elles restent souvent inapplicables. Cette situation ne peut plus durer car elle entrave quotidiennement la mission qui leur est dévolue. Je connais bien cette question. Dès 1998, j’avais remis à Lionel Jospin, alors Premier ministre, un rapport où je faisais état de cette situation en émettant le souhait que l’État réunisse rapidement tous les acteurs à une même table de négociation afin d’aboutir à un accord global pour une durée déterminée et pour des contenus et usages bien définis. Je sais que certaines négociations ont été entamées, mais force est de constater qu’elles sont trop lentes au regard de la rapidité de développement du réseau. C’est pourquoi, comme je le précisais déjà dans ce rapport, il nous faut mettre en place un dispositif d’exception au droit d’auteur à des fins de recherche et d’enseignement. Là encore, le groupe socialiste a pris l’initiative d’un amendement.
Notre opposition n’est pas le fruit d’un hasard, pas plus qu’elle ne résulte d’une volonté farouche de s’opposer coûte que coûte à ce projet de loi. L’opposition à ce texte ne se situe d’ailleurs pas seulement dans nos rangs. Notre démarche est fondée sur le refus de rentrer dans des logiques uniquement répressives qui, de toute façon, sont vouées à court terme à l’échec. Mais, entendons-nous bien et évitons les faux procès : si nous ne souscrivons pas à une stratégie d’éradication progressive des réseaux peer to peer, nous ne souhaitons pas pour autant adopter une stratégie de laisser-faire. Entre les deux, il existe d’autres solutions envisageables qu’une concertation préalable et a fortiori un renvoi en commission permettraient d’explorer.
L’Internet et les réseaux peer to peer sont les laboratoires où s’activent les créateurs d’aujourd’hui, où vit une partie de notre jeunesse et où s’inventent les cultures numériques de demain. L’utilisation de ces réseaux est durablement inscrite dans les pratiques de millions d’internautes. Avec 250 millions d’utilisateurs dans le monde en cinq ans, le peer to peer constitue en effet la technologie adoptée le plus rapidement de tous les temps. C’est une architecture de diffusion remarquablement efficace et économe en bande passante. Il s’agit là d’un instrument idéal pour la valorisation des œuvres du domaine public ainsi qu’un puissant outil de découverte, d’exposition et de promotion des œuvres.
La croissance exponentielle du peer to peer, fondée sur l’augmentation du nombre d’internautes et les effets de réseaux, ainsi que ses qualités intrinsèques le rendent incontournable pour les acteurs des industries culturelles. Nous récusons l’idée selon laquelle il serait un fléau qu’il faudrait combattre, une nuisance qu’il faudrait endiguer, une parenthèse qu’il conviendrait de refermer, tout comme nous récusons l’idée selon laquelle il constituerait un espace de gratuité qu’il faudrait à tout prix préserver, ou encore l’idée selon laquelle il annoncerait la fin des intermédiaires que sont les éditeurs et les producteurs.
Mais ce qui est certain, c’est que la situation actuelle ne peut plus perdurer : poursuites judiciaires de l’industrie musicale à l’encontre du public, insécurité juridique pour des millions de personnes, qui touchera bientôt d’autres utilisateurs après Noël, absence de rémunération pour les œuvres téléchargées et échangées. Il est plus qu’urgent désormais d’imaginer les solutions qui permettent d’encadrer ces pratiques, tout en les intégrant dans l’économie culturelle.
Ainsi, entre la stratégie d’endiguement du peer to peer et le laisser-faire, il existe une voie moyenne qui consiste à reconnaître la légitimité des échanges non-commerciaux et à en encadrer l’exercice. En tout état de cause, l’utilisation des œuvres doit donner lieu à une rémunération. Et le groupe socialiste, dans cet hémicycle, n’est en rien l’avocat de la gratuité. D’abord, parce que la gratuité sur Internet, loin de se développer, est prise dans l’étau de logiques commerciales qui la font plutôt régresser. Ensuite, parce que, notre groupe est attaché aux droits d’auteur et qu’il revendique, plus que jamais, des solutions novatrices pour que les auteurs soient rémunérés.
À ce titre, les fournisseurs d’accès à Internet sont aujourd’hui, avec les fournisseurs d’équipement, de stockage et de lecture, les principaux bénéficiaires du téléchargement des œuvres. Par conséquent, ils ne peuvent s’exonérer d’une double obligation : vis-à-vis de leurs abonnés, à qui ils doivent garantir une certaine sécurité juridique, et vis-à-vis des créateurs, dont les œuvres sont massivement utilisées sans aucune contrepartie.
Je crois qu’il y a deux manières d’aborder cette question de la rémunération.
La première s’inscrit dans une logique de compensation du préjudice. Elle tend à considérer que le téléchargement se substitue à l’achat d’œuvres fixées sur CD ou DVD, ou disponibles sur les plates-formes commerciales. Mais l’ampleur des effets de substitution et du manque à gagner qui en résulte est controversée et, en tout état de cause, difficile à mesurer.
La seconde manière part du constat simple que les échanges d’œuvres protégés sur Internet n’engendrent aucune rémunération pour les créateurs. Il s’agit dès lors d’étendre aux échanges de fichiers non commerciaux les mêmes principes que ceux qui ont présidé, dans le passé, à l’instauration de rémunérations forfaitaires – redevance pour copie privée sur les supports vierges, rémunération équitable en matière de radio.
C’est à cette seconde option que va notre préférence. Cette démarche n’est d’ailleurs pas très différente de celle qui conduisit, en 1985, le législateur à reconnaître le phénomène de la copie privée et à l’encadrer par l’instauration d’un mécanisme de rémunération, assis au départ sur les supports vierges analogiques puis étendu aux supports numériques. La philosophie de la rémunération pour copie privée n’est pas de faire payer les utilisateurs pour les autoriser à faire des copies privées. Elle vise en fait les fabricants et les importateurs de supports, analogiques et numériques, qui tirent profit de la vente de supports permettant de réaliser ces copies. Son extension aux échanges sur Internet aboutirait ainsi à faire supporter la rémunération des créateurs par les fournisseurs d’accès à Internet.
C’est pourquoi, à travers nos amendements, nous faisons la proposition d’expérimenter, de manière provisoire, une licence globale contractuelle. Il s’agit de donner une autorisation aux internautes d’accéder à des contenus culturels sur Internet et de les échanger entre eux, à des fins non commerciales en contrepartie d’une rémunération versée aux auteurs à l’occasion du paiement mensuel de l’abonnement Internet.
La licence globale contractuelle, que nous proposons…

M. Richard Cazenave. Mais ce n’est pas conforme à la directive ! Cela dit, moi aussi, quand j’étais dans l’opposition, j’ai été tenté par de telles propositions !

M. Patrick Bloche. Mais, monsieur Cazenave, écoutez au lieu de monter au créneau dès que vous entendez les mots de « licence globale ». Cela fait près d’une heure, en faisant, je l’espère, preuve de pédagogie, que j’explique ce à quoi nous pourrions unanimement aboutir. Je veux parler de cette solution moyenne, qui refuse la répression comme la gratuité et le laisser-faire, en créant une rémunération pour les auteurs dans la logique même des lois de 1957 et de 1985.
Nous proposons de mettre en œuvre la licence globale contractuelle pour une durée de trois ans, afin d’en mesurer tous les effets. Elle constitue pour nous une mesure de sauvegarde à même d’éviter le tout répressif contre lequel nous ne cessons de nous élever et susceptible de clarifier la ligne de partage entre ce qui deviendrait clairement licite et ce qui resterait illicite, comme la contrefaçon à grande échelle de CD et de DVD réalisée à des fins commerciales et à laquelle il convient de s’attaquer.
Elle permet également de remédier à l’absence de rémunération pour les œuvres échangées, car nous savons bien que la gratuité n’est pas le motif essentiel des internautes. Elle leur est plutôt imposée, si j’ose dire, puisqu’ils ne se voient proposer aucune solution leur permettant de rémunérer les œuvres auxquelles ils veulent avoir accès. J’ajoute qu’un récent sondage montre que 75% des internautes sont prêts à payer près de 7 euros par mois pour accéder librement aux réseaux d’échangess.
Une telle solution repose sur deux fondements. Tout d’abord, il convient d’entériner la jurisprudence actuelle qui considère que les téléchargements sur les réseaux peer to peer relèvent de l’exception pour copie privée. C’est tout le sens d’un amendement que le groupe socialiste a déposé et qui vise à créer cet espace de sécurité juridique pour les utilisateurs des réseaux numériques qui sont amenés à effectuer toutes sortes de reproductions d’œuvres protégées : consultation de sites web, réception d’œuvres par courrier électronique, téléchargements dans les news group ou à partir de réseaux peer to peer ou encore de radios en ligne.
Le second fondement est une rétribution pour les ayants droit au titre du droit exclusif de mise à la disposition du public. Cette autorisation est donnée aux internautes, et la rémunération est ensuite redistribuée aux auteurs, aux artistes-interprètes et aux producteurs. Le rapport du professeur Lucas constate d’ailleurs qu’une telle solution est comparable à celle qui a conduit le législateur à créer un régime très spécifique de gestion collective obligatoire dans l’hypothèse de la reprographie, c’est-à-dire de la possibilité de faire des photocopies. Elle donne toute sa place à la gestion collective à laquelle, nous socialistes, sommes particulièrement attachés. D’ailleurs, nous serons très vigilants sur les initiatives de la Commission européenne visant à ouvrir à la concurrence le secteur de la gestion collective, ce qui pourrait fragiliser la position des créateurs et conduire à un « moins-disant culturel ». Nous espérons que le Gouvernement fera preuve de la même vigilance que nous.
Voilà donc une solution adaptée au réseau, une solution qui ne va pas à contre-courant des usages de millions d’internautes. Voilà une solution qui permet de rémunérer les ayants droit et qui met fin au principe de gratuité dans la clarté. L’Alliance public-artistes, qui défend également la licence globale, a d’ailleurs fait un calcul fort intéressant. Sur la base d’une perception mensuelle de 5 euros, prélevée au niveau des fournisseurs d’accès à Internet et auprès des internautes connectés au haut débit, 600 millions d’euros auraient déjà pu revenir aux ayants droit dont les œuvres sont utilisées. C’est dire si la situation qui prévaut actuellement, et que vous souhaitez renforcer, pénalise lourdement les créateurs.
Cela dit, il faut rappeler ici le caractère illicite d’activités qui compromettent l’exploitation normale des œuvres, comme le téléchargement d’œuvres avant leur fixation sur un support ou avant l’exploitation en salle pour les films. Il importe, dans le domaine cinématographique, de respecter la chronologie des médias. C’est la raison pour laquelle aucun de nos amendements ne concernera cette activité.
Bien sûr, les adversaires d’une solution équilibrée considèrent que tous les internautes ne fréquentent pas forcément les réseaux d’échanges, ce en quoi ils ont raison. C’est pourquoi, nous souhaitons que cette licence globale revête un caractère optionnel, ce qui n’obligerait pas ceux qui n’effectuent pas de téléchargements, à part ceux qui fréquentent les plates-formes payantes, d’y souscrire.
J’insiste à nouveau sur le fait qu’un tel dispositif devrait être mis en place pour une durée provisoire afin de tester son efficacité et de ne pas compromettre des développements futurs. Le secteur de la musique en ligne est en effet en pleine évolution. Les grandes maisons de disques, comme les labels indépendants, développent actuellement des offres commerciales à partir de forfaits et d’une nouvelle génération innovante de plates-formes fondées sur les technologies peer to peer.
Un régime transitoire aurait pour effet d’accompagner l’industrie de la musique dans sa transition numérique, laquelle, je le rappelle, est inéluctable à plus ou moins long terme. Et, sans préjuger ce que doit être le modèle de la musique en ligne de demain, cette solution a, en raison de son caractère provisoire, l’avantage de ne fermer aucune porte et de n’écarter aucune piste. Elle permet, au contraire, de poursuivre la réflexion pour mettre au point les modèles économiques, techniques et sociaux qui sembleront les plus pertinents.
Monsieur le ministre, vous nous demandez d’approuver un projet de loi qui fait, je le répète, la part trop belle aux mesures répressives. Soyons réalistes : vous savez bien, tout comme les acteurs de la filière musicale d’ailleurs, que la multiplication des procès et les stratégies défensives de lutte contre les réseaux peer to peer sont vaines. Elles produiront, si ce n’est déjà fait, l’inverse des effets attendus et conduiront en définitive à affaiblir le droit d’auteur.
Faute d’une analyse approfondie de la situation, faute de propositions innovantes et adaptées à la société de l’information, votre texte, s’il n’est pas sérieusement amendé, sera inapplicable et source d’importants contentieux. Or le but de la loi n’est pas d’être ainsi dévalorisée et délégitimée.
Et il y a aussi les dommages collatéraux, les effets induits. Le droit d’auteur ne concerne pas uniquement l’industrie culturelle : il régit également des pans entiers de la société des connaissances et du savoir. Nous ne pouvons l’ignorer, comme vous ne pouvez ignorer les divisions, celles que suscite votre texte parmi l’ensemble des professions concernées – producteurs, créateurs, sociétés de gestion collective -, mais aussi chez les juristes, les économistes, et même dans votre propre majorité, monsieur le ministre.
Affaiblissement du droit d’auteur, dévalorisation de la loi, dommages collatéraux pour de nombreux secteurs, contestations, divisions : à l’évidence, ce projet de loi n’est pas mûr. Peut-être son âge maintenant avancé – deux ans, rendez-vous compte ! – l’empêche-t-il de saisir l’ensemble des problématiques et des enjeux actuels. Il nous semble donc que l’Assemblée nationale doit disposer de plus de temps et de moyens. C’est pourquoi nous demandons le renvoi de ce texte en commission.
Par nos amendements, nous avons tenté d’ouvrir d’autres pistes et de montrer que des solutions alternatives, servant la création, respectant les libertés fondamentales et renforçant le respect de la loi, étaient envisageables. Elles ne demandent désormais qu’à être explorées, discutées, voire améliorées. À ce titre, nous vous demandons, monsieur le ministre, d’ouvrir rapidement une large concertation sur l’avenir des industries culturelles avec l’ensemble des parties prenantes : auteurs, artistes-interprètes, producteurs, distributeurs, médiateurs culturels et utilisateurs finaux.
L’ensemble des capacités d’expertise des administrations – direction du développement des médias, ministères de l’industrie et de la culture, réseaux des ambassades – doit être mobilisé pour dégager des éléments de diagnostic et d’analyse concrets et objectifs, sans parti pris idéologique, et sur lesquels nous pourrons nous appuyer.
Mes chers collègues, l’enjeu est d’importance. Nous n’avons qu’une infrastructure commune pour toute la société de l’information et nous ne pouvons la sacrifier et l’abandonner à ceux qui redoutent le plus la diversité. Il est donc plus que temps de se remettre au travail. Ce renvoi en commission est un acte de prudence nécessaire car, en ce domaine plus qu’en d’autres, il nous revient de légiférer en tremblant.

Tribune parue dans Libération
– 29 décembre 2005


Aux chanteurs désenchantés

Cher Bénabar et cher Vincent Delerm, à lire Libé, vous m’en voulez comme à tous les autres députés qui ont souhaité la semaine dernière inscrire l’échange de fichiers musicaux dans le code de la propriété intellectuelle.
J’achète tous vos CD dès qu’ils sortent, je ne pratique pas le peer-to-peer pour télécharger vos chansons, je préfère partager et garder dans ma propre mémoire des moments uniques comme écouter Quatrième de couverture par une soirée fraîche dans le parc attenant à la cathédrale de Rouen. Avoir envie d’être compris et de convaincre ceux qu’on admire est un sentiment naturel. La difficulté réside ensuite dans l’exigence imposée à soi-même pour y parvenir. C’est l’exercice auquel je me livre aujourd’hui en vous envoyant cette adresse.
Pour être juste, ne faudrait-il pas que vous en vouliez d’abord à l’actuel gouvernement qui a fait le choix funeste de nous convoquer dans l’hémicycle juste avant Noël pour légiférer dans l’urgence et surtout dans l’improvisation la plus totale. C’est d’abord cet amateurisme ministériel qu’il faut pointer : un projet de loi qui dormait à l’Assemblée nationale depuis plus de deux ans, la France sanctionnée à deux reprises par la Commission européenne pour retard de transposition, un rapport de la Commission des lois vieux de six mois, des amendements gouvernementaux arrivant en pleine discussion générale, comme celui, aux relents de guerre froide, sur la riposte graduée à l’égard des internautes…
C’est la raison pour laquelle les socialistes avaient exprimé leur refus d’examiner le texte dans ces conditions. Dommage qu’ils n’aient pas été entendus. Après ce faux départ et une fois mis devant le fait accompli, nous nous sommes opposés avec résolution à un projet de loi liberticide allant bien au-delà de la seule transposition de la directive européenne et mobilisant contre lui les enseignants, les chercheurs, les universitaires, les bibliothécaires, les archivistes, les promoteurs du logiciel libre, les associations de consommateurs et bien d’autres encore.
J’ai d’ailleurs souvenir qu’au moins l’un d’entre vous a, il n’y a pas si longtemps, exprimé en signant une pétition son refus du tout-répressif sur la Toile, pour ne pas faire de plus de 8 millions de nos concitoyens des délinquants potentiels.
Tout aussi grave à nos yeux, le fait que ce projet de loi ait été écrit pour servir de puissants intérêts, d’abord ceux des majors du disque incapables de promouvoir un nouveau modèle économique au service de la diversité musicale, mais aussi ceux de Microsoft et d’Apple en voulant tuer l’interopérabilité. Normal, de fait, que la présidente du Medef, oubliant le sort que son organisation réserve aux intermittents au sein de l’Unedic, se dise soudainement « aux côtés des artistes » contre les députés…
Dans ce contexte où les lobbies sont puissants et le climat historiquement passionnel quand il s’agit de propriété littéraire et artistique, les députés, dépassant les clivages politiques habituels, ont cherché la voie de l’intérêt général : celui qui concilie la liberté et la responsabilité pour reprendre la formule de Jean-Marc Ayrault, l’accès de tous à la connaissance, au savoir et à la culture, et la volonté de rémunérer les auteurs et les artistes.
Nous savons bien que, pas plus que les autres, vous ne vivez d’amour et d’eau fraîche, même si depuis juin 2003 nombre de professionnels exclus des annexes 8 et 10 de l’assurance chômage ont dû renouer avec une vie de bohème qu’on appelle aujourd’hui plus prosaïquement la précarité.
A cet égard, rétablissons la vérité. Et pas besoin pour cela de réquisitionner le boulanger du coin ou, plus étrange encore, d’évoquer la pénalisation de la consommation de cannabis. Poursuites judiciaires à l’encontre du public, insécurité juridique pour des millions de personnes, absence de rémunération pour œuvres téléchargées et échangées : cette situation ne pouvait durer.
Aux antipodes d’une logique de gratuité que nous rejetons, fidèles à Beaumarchais et à la gestion collective, nous n’avons tout simplement pas voulu retarder la périodique adaptation du droit d’auteur aux évolutions technologiques.
Car c’est en contrepartie de l’identification d’un téléchargement sur Internet pour un usage limité et non commercial à une exception pour copie privée que, sans équivoque possible, nous avons pu inscrire dans la loi le principe même de votre légitime rémunération. Cette sécurité juridique qui respecte les dispositions de la directive européenne qu’il nous revient de transposer et qui répond à une demande de nature jurisprudentielle vaut tout autant pour les artistes que pour les internautes.
Comment, en effet, interdire sans sanctionner ? Ne vaut-il pas mieux autoriser pour rémunérer ? Quant au montant de cette rémunération, que la loi n’a pas pour responsabilité de fixer, quant à son mode de perception et sa répartition nécessairement équitable, le débat est devant nous. Il l’est d’autant plus que l’examen du projet de loi à l’Assemblée nationale a été fort heureusement interrompu.
Le modèle de la licence légale marche bien, depuis déjà un certain temps, pour la radio. Est-il adaptable à Internet pour la musique ­ le cinéma en étant naturellement exclu par les socialistes en raison de la chronologie des médias ­ sous la forme d’un forfait perçu en supplément de l’abonnement auprès du fournisseur d’accès, et optionnel pour ne pas oublier les internautes qui ne téléchargent pas ? Existe-t-il d’autres modèles ? Un régime transitoire pourrait accompagner l’industrie de la musique dans sa transition numérique. Ne faut-il pas, de fait, envisager de légiférer prudemment pour une période provisoire de trois ans ? Toutes ces questions sont posées. Elles méritent réponse. Encore faut-il une concertation préalable et constructive, rassemblant et non pas divisant tous les acteurs concernés. Cette concertation, le ministre de la Culture n’a pas su ou pas voulu la conduire avant le débat parlementaire. C’est sans doute là sa principale faute.
Louis Bertignac, lors d’une émission de radio à laquelle je viens de participer, a fait ce constat prometteur : « Ça a speedé et, au moins, maintenant, il y a le débat. » Le débat, les députés socialistes, qui sont du côté des artistes et qui sont viscéralement attachés au droit d’auteur, n’attendent que cela, depuis novembre 2004 , date à laquelle ils ont demandé au président de l’Assemblée nationale la création d’une mission d’information parlementaire qu’ils n’ont pas encore obtenue.
Alors, allons-y, et vite !
Votre dernier album, cher Bénabar, ne s’appelle-t-il pas Reprise des négociations… A bientôt. Cordialement.

Suite de la dicussion, après déclaration d’urgence, du projet de loi sur le droit d’auteur – 7 mars 2006 (2ème séance)


Monsieur le président,
monsieur le ministre,
mes chers collègues,

je ne reviendrai pas sur les conditions du retrait brutal, hier, de l’article 1er de ce projet de loi, sinon pour regretter, au nom de mon groupe, que le Gouvernement ne soit pas allé au bout de sa démarche en retirant purement et simplement la totalité d’un texte devenu incohérent.
Vous avez donc fait le choix, monsieur le ministre, d’occulter le vote intervenu, en décembre dernier, d’un amendement qui a remis radicalement en cause le dispositif de transposition de la directive que vous aviez choisi, cassant ainsi une logique funeste : celle du  » tout répressif  » sur Internet avec ses effets désastreux sur l’accès du public aux œuvres, sur l’exercice des missions des bibliothèques à l’ère numérique et sur la diversité culturelle comme logicielle.
Il n’est pas inutile à cet égard de rappeler que ce texte a mobilisé et continue de mobiliser contre lui beaucoup de monde, et tout particulièrement les dix millions de nos concitoyens qui pratiquent le peer to peer et qui, à ce titre, ont été considérés comme autant de délinquants potentiels hier et de contrevenants potentiels aujourd’hui.
L’urgence déclarée par le Gouvernement s’est finalement retournée contre lui, mettant à nu l’improvisation et l’amateurisme dont il a tant fait preuve sur ce dossier. En ce premier trimestre de 2006, nous nous retrouvons de fait amenés, chers collègues, à transposer dans notre droit interne un traité international – dit  » OMPI  » – vieux de très exactement dix ans !
Comme s’il ne s’était rien passé durant cette décennie, tant en ce qui concerne les évolutions technologiques que les pratiques culturelles de nos concitoyens !
Le principal mérite que nous pouvons légitimement attribuer à la représentation nationale, c’est d’avoir créé un débat public sur cette question qui intéresse toute la société. D’un point de vue démocratique, n’est-il pas satisfaisant d’avoir, à l’heure de la révolution numérique, libéré le dossier du droit d’auteur de l’emprise des spécialistes et des techniciens habituels de la propriété littéraire et artistique qui, sur ce sujet, savent si bien entretenir un climat aussi passionnel que confidentiel ?
C’est aussi rappeler que de puissants lobbies sont à l’œuvre. Ils ont activement contribué à rompre l’équilibre – certes fragile – que la directive ménageait entre une logique de contrôle des usages des œuvres et la préservation de la copie privée. Dès lors, il n’est pas étonnant que la présidente du MEDEF, oubliant le sort que son organisation réserve aux intermittents au sein de l’UNEDIC, se soit déclarée soudainement « aux côtés des artistes » contre les députés !
Durant trois jours, dans cet hémicycle, nous avons cherché la voie de l’intérêt général, celle qui concilie la liberté et la responsabilité, pour reprendre la formule de Jean-Marc Ayrault, l’accès de tous à la connaissance, au savoir et à la culture, et l’impérieuse nécessité de rémunérer les auteurs et les artistes.
À cet égard, rétablissons la vérité : aux antipodes d’une logique de gratuité que nous rejetons celle qui existe aujourd’hui dans l’illégalité et qui perdurera si le projet de loi dans sa version même relookée est voté ! -, nous n’avons pas voulu retarder la périodique adaptation du droit d’auteur aux évolutions technologiques.
Et c’est en fidèles héritiers de Beaumarchais que nous avons déposé, défendu et fait voter – avec une certaine surprise, avouons-le – un amendement inscrivant l’échange de fichiers musicaux dans le code de la propriété intellectuelle. Car c’est en contrepartie de l’identification à une exception pour copie privée d’un téléchargement sur Internet pour un usage limité et, bien entendu, non commercial que, sans équivoque possible, nous avons pu inscrire dans la loi le principe même de la légitime rémunération des auteurs.
Cette sécurité juridique, qui respecte les dispositions de la directive européenne et qui répond à une demande de nature jurisprudentielle – ayons à l’esprit le récent jugement du tribunal de grande instance de Paris – vaut tout autant pour les artistes que pour les internautes.
Comment, en effet, chers collègues, interdire sans sanctionner ? Ne vaut-il pas mieux autoriser pour rémunérer ?
C’est à partir de cette simple problématique, que nous avons été amenés à prendre comme modèle la licence globale, tout simplement parce qu’elle fonctionne déjà à la radio et à la télévision. Est-elle adaptable à Internet ? C’est la question qui nous est posée, et c’est pour s’en assurer que le groupe socialiste a beaucoup écouté durant les deux mois et demi d’interruption de cette discussion.
Comme nous l’avions déjà exprimé avec force en décembre, le cinéma ne saurait être concerné, en raison de la chronologie des médias et de son financement spécifique. Par ailleurs, la licence globale ne peut avoir qu’un caractère obligatoire si nous voulons satisfaire deux objectifs majeurs : le respect des libertés publiques et la protection de la vie privée des internautes.
Enfin, nous avons été sensibles aux interrogations exprimées, tout particulièrement, par les labels indépendants de la filière musicale sur le caractère équitable de la répartition du forfait perçu en supplément de l’abonnement auprès du fournisseur d’accès.
C’est la raison pour laquelle nous défendrons avec conviction un amendement que nous avions déposé, dès le mois de juin dernier, lors de l’examen du projet de loi par la commission des lois, et visant à taxer les fournisseurs d’accès à Internet.
De fait, nous refusons de nous laisser enfermer dans le débat manichéen du pour ou contre la licence globale. Cette alternative est d’autant plus stérilisante que le débat public qui s’est ouvert à l’initiative de notre assemblée, a conduit nombre d’intervenants à envisager plusieurs possibilités de « troisième voie », préservant les droits des créateurs et la liberté fondamentale du public d’accéder à la culture, sans laquelle le droit d’auteur n’a pas de sens.
Les idées ont foisonné. On aurait donc pu espérer que le Gouvernement tire le meilleur profit des deux mois et demi d’interruption de l’examen de ce projet de loi.
Las ! Il a été d’abord soucieux de reculer en bon ordre. Il a donc revu sa copie sans pour autant changer de pied. D’où des inquiétudes nouvelles et une grande perplexité sur le nouveau dispositif de sanctions qui nous est proposé.
Certes, nous quittons le champ de la contrefaçon, et c’est là le bénéfice le plus direct de la discussion parlementaire de décembre 2005. Mais, dans la mesure où le régime contraventionnel sera fixé par décret, il est essentiel, comme l’a souligné très justement le président de la commission des lois, que l’infraction soit définie précisément par le ministre, ici et maintenant.
Sera-t-elle constituée pour chaque acte de téléchargement ? Pour chaque morceau téléchargé ? Qui fera les constatations ? Qui contrôlera ? Qui établira le lien entre l’adresse IP et l’identité de l’internaute ?
Par ailleurs, nous sommes toujours dans l’attente des intentions du Gouvernement pour garantir l’interopérabilité, puisqu’il n’a encore déposé aucun amendement à l’article 7.
Enfin, le collège des médiateurs se voit confier, dans la nouvelle version, une mission supplémentaire. L’article 9 du projet de loi le chargeait déjà de réguler les mesures de protection technique, afin de garantir l’exercice de l’exception pour copie privée. L’article 8, amendé par le Gouvernement, lui confie aussi le soin de fixer les modalités de cet exercice, et notamment le nombre de copies autorisées, en ayant, naturellement, à l’esprit l’arrêt que vient de rendre la Cour de cassation. N’est-ce pas une position inconfortable que d’être à la fois régulateur et arbitre des litiges ?
Aussi, les députés socialistes renouvellent plus que jamais leurs exigences, à défaut d’obtenir – ce qui serait pourtant le plus sage – le retrait pur et simple d’un texte devenu incohérent.
C’est d’abord un encadrement strict des mesures techniques de protection afin de préserver l’exercice de la copie privée et des usages normaux d’une œuvre légalement acquise, notamment la possibilité de la reproduire et de la transférer d’un appareil à un autre, afin aussi de garantir l’interopérabilité, d’associer les auteurs et les artistes à la décision d’installer des mesures techniques de protection sur leurs œuvres et afin d’éviter les effets collatéraux sur le développement du logiciel libre.
C’est ensuite l’abandon de la riposte graduée : même dans sa version « allégée », elle suppose la mise en place d’une véritable « police privée » de l’Internet.
D’ailleurs, ce dispositif, en perdant sa capacité de dissuasion, banalise paradoxalement la gratuité et étatise le droit d’auteur, puisque les amendes versées par les internautes contrevenants iront au budget C’est par ailleurs l’abandon des sanctions prévues à l’encontre des éditeurs de logiciels d’échanges, susceptibles de permettre la mise à disposition non autorisée d’œuvres protégées. Cette disposition, si elle était votée, aurait inévitablement pour effet de brider l’innovation et la recherche dans un domaine, le peer to peer, dont tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il constitue une puissante architecture pour la circulation des œuvres et des savoirs.
C’est enfin la préservation de la gestion collective, qui protège les droits des créateurs isolés face à de puissants opérateurs économiques : nous sommes donc vigilants sur les initiatives de la Commission européenne visant à ouvrir la concurrence dans ce secteur, car elle aurait pour effet de fragiliser la position des auteurs et des artistes et de conduire à un  » moins-disant culturel « .
Parce qu’ils ont toujours été du côté des artistes et qu’à ce titre, ils sont viscéralement attachés au droit d’auteur, parce qu’ils considèrent qu’il faut légiférer prudemment, provisoirement, pour une période de trois ans seulement, les députés socialistes abordent cette deuxième partie de débat avec le souci majeur de contribuer à l’émergence d’un nouveau modèle de rémunération qui, à partir de la reconnaissance du téléchargement dans le code de la propriété intellectuelle, assure un financement supplémentaire à une filière culturelle, la filière musicale, qui est en difficulté.
N’est-il pas temps qu’Internet, dont le développement doit tant à la circulation et à l’échange des œuvres de l’esprit « dans ses tuyaux », contribue au financement de la culture comme, hier, nous avons été capables d’assurer le financement du cinéma par la télévision. Cela s’appelle, tout simplement, de la redistribution.

Projet de loi sur le droit d’auteur
21 mars 2006 (2ème séance)

Monsieur le président,
monsieur le ministre,
mes chers collègues,

Il aura donc fallu trois semaines de débat au sein de notre Assemblée pour voir soumis à notre vote un bien mauvais texte qui aura d’abord révélé l’amateurisme et l’improvisation dont le gouvernement a continuellement fait preuve sur un dossier, le droit d’auteur, juridiquement complexe et historiquement conflictuel.
A l’issue d’une première lecture qui justifie plus que jamais la nécessité d’une seconde et en conséquence la levée de l’urgence que nous avons réclamée en vain jusqu’à présent, nous sommes face à un projet de loi déséquilibré, certainement contraire à la Constitution pour plusieurs de ses dispositions et surtout inapplicable.
Plus grave encore, c’est un texte perdants-perdants. Perdants, le sont, sans conteste, nos concitoyens internautes maintenus dans une insécurité juridique permanente et privés d’un droit réel à la copie privée. Perdants, le sont nos entrepreneurs, nos inventeurs et nos chercheurs puisqu’a été voté un amendement scélérat, lourd de menaces pour le logiciel libre. Perdants, le sont tout autant nos auteurs et nos artistes puisqu’à deux reprises, a été rejetée la mise en place d’un financement supplémentaire pour la Culture.
Une occasion historique d’adapter une nouvelle fois le droit d’auteur aux évolutions technologiques n’a pas été saisie. C’est donc d’un vrai gâchis législatif dont il faut parler.
La responsabilité du gouvernement est totale à plusieurs titres. Tout d’abord parce que son parti pris l’a conduit à faire le choix d’une transposition éhontément restrictive et surtout à céder à la logique funeste du tout répressif sur Internet, mettant ainsi en péril les libertés publiques et la légitime protection de la vie privée des internautes.
Au contraire de ce qui s’était passé en 1985 avec le vote à l’unanimité de la loi Lang, le manque de concertation et de dialogue, comme pour le CPE, a été flagrant, conduisant d’ailleurs à ce que gonflent les rangs des mécontents au fil de la discussion parlementaire, ainsi dernièrement le syndicat national de l’édition, les journalistes auteurs multimédia, les photographes ou les nombreux oubliés du protocole concernant l’enseignement et la recherche.
La palinodie parlementaire du retrait puis de la réintroduction de l’article 1er a ajouté à la confusion, en mettant gravement en cause le droit constitutionnel d’amendement dont dispose chaque député.
Le groupe socialiste votera d’autant plus spontanément contre ce projet de loi qu’aucune des demandes que Didier MATHUS, Christian PAUL et moi-même avons pourtant exprimées à de multiples reprises en son nom, n’a été réellement satisfaite.
De puissants lobbys ont ainsi contribué activement à ce que soit rompu l’équilibre que pourtant la directive ménageait entre une logique de contrôle des usages des œuvres et la préservation de la copie privée qui garantit l’accès de tous à la connaissance, au savoir et à la culture.
Certes, nous avons quitté le champ de la contrefaçon, et c’est là le bénéfice le plus direct de la discussion parlementaire de décembre 2005. Mais, dans la mesure où le régime contraventionnel sera fixé par décret, nous avons souhaité lui assurer une base légale en posant un certain nombre de questions : comment l’infraction sera-t-elle définie ? Sera-t-elle constituée pour chaque acte de téléchargement ? Pour chaque morceau téléchargé ? Comment seront assurés les droits de la défense ?
Malgré notre insistance, le Ministre de la Culture ne nous a jamais répondu comme sur la compatibilité pour le collège des médiateurs entre son rôle d’arbitre des litiges et celui, rajouté, de régulateur. Notre rapporteur ayant retiré subrepticement son amendement qui indiquait que le nombre de copies ne pouvait être inférieur à un, nul ne sait combien de fois pourront être reproduits un CD ou un DVD. Peut-être zéro fois et ce sera la fin de la copie privée.
Notre souci majeur d’encadrer strictement les mesures techniques de protection, dites DRM, n’a été partiellement satisfait qu’à l’ultime moment de notre discussion, lors d’une seconde délibération qui a vu l’adoption contre l’avis du gouvernement et du rapporteur, de deux amendements socialistes garantissant l’interopérabilité.
Nous n’avons pu, hélas, empêcher l’adoption d’un amendement absurde qui sanctionne une technologie, les logiciels d’échanges dits de peer to peer, et non les usages répréhensibles qu’ils peuvent permettre. C’est un coup fatal qui est de fait porté, au mépris de toute considération de patriotisme économique, à un secteur de l’innovation et de la recherche dans lequel la France a su être pionnière.
Comment, enfin, ne pas souligner le degré d’incohérence qu’a atteint ce projet de loi tant de fois modifié, par l’établissement d’un dispositif de sanctions qui, en perdant sa capacité de dissuasion avec une amende de base à 38 euros, banalise paradoxalement la gratuité et alimente le budget de l’Etat à défaut de rémunérer les auteurs.
Sous la réserve d’une censure du Conseil constitutionnel que nous saisirons le moment venu, votre loi, Monsieur le Ministre, est obsolète avant même d’avoir été votée, car c’est une Ligne Maginot qui nie les nouvelles pratiques culturelles de nos concitoyens et qui retarde le moment où Internet financera enfin la culture. Votre refus de mettre à contribution les fournisseurs d’accès pour alimenter la rémunération pour copie privée, comme l’a pourtant proposé le groupe socialiste, montre bien qui a réellement servi l’intérêt des auteurs et des artistes dans ce débat.
Il reviendra très certainement à une autre majorité d’élaborer une loi d’avenir qui, en conciliant la liberté et la responsabilité pour reprendre la formule de Jean-Marc Ayrault, prendra tout simplement en compte l’intérêt général.

Exception d’irrecevabilité
(30 juin 2006 – 1ère séance)

Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment le Gouvernement et sa majorité ont-ils pu ainsi perdre le sens le plus élémentaire de l’intérêt général ? Et, monsieur le ministre, puisque vous avez évoqué mai 1968, comment ne pas vous rappeler deux slogans particulièrement adaptés à la situation que nous vivons : « Il est interdit d’interdire » et « Quand c’est insupportable, on ne supporte plus » ?
Depuis six mois, jusqu’à ce dernier jour de session, nous n’avons eu de cesse, sur les bancs de cette assemblée, de dénoncer avec force le scandaleux détournement qui a été fait de la transposition d’une directive communautaire vieille de cinq ans pour servir des intérêts particuliers au premier rang desquels figurent ceux de géants du logiciel à visée monopolistique souhaitant faire main basse sur l’accès à la culture de nos concitoyens.
Nous en avons eu une ultime illustration avec les cinquante-cinq – pas une de moins ! – propositions de réécriture du texte présenté lors de la réunion de la commission mixte paritaire du 22 juin dernier, réunion dans laquelle nous avons estimé ne pas avoir notre place, car trop, c’est trop, chers collègues !
Retard de transposition, puis urgence déclarée, improvisation, amateurisme, insincérité, monsieur le ministre, jusqu’à ne pas respecter la parole donnée dans cet hémicycle d’une seconde lecture, les mots ne manquent pas pour qualifier la méthode employée par le Gouvernement tout au long des débats.
Il n’est donc pas étonnant qu’une telle démarche aboutisse finalement à un texte bancal, anachronique, inintelligible, inadapté aux évolutions technologiques, un texte trois fois perdant : perdant pour nos concitoyens, perdant pour nos entrepreneurs, chercheurs et inventeurs, perdant pour nos auteurs et nos artistes.
De fait, beaucoup d’incertitudes demeurent quant à l’application de nombre de dispositions de ce projet de loi. Soit elles entraîneront de graves atteintes aux libertés publiques et à des libertés fondamentales à valeur constitutionnelle, soit elles seront inapplicables tant ce texte apparaît déjà obsolète. Dans les deux cas, il appartiendra à une autre majorité de définir enfin une loi d’avenir qui concilie la liberté et la responsabilité.
Il est vrai qu’historiquement, les questions relatives au droit d’auteur ont souvent été conflictuelles, mais à chaque crise, le droit d’auteur a révélé ses capacités d’adaptation et les pouvoirs publics sont, à chaque fois, intervenus pour préserver le précieux équilibre entre les intérêts des titulaires de droits et ceux du public.
Or, ce point d’équilibre est aujourd’hui clairement battu en brèche faute probablement d’une analyse suffisante et maîtrisée des enjeux du droit d’auteur à l’ère numérique, faute certainement d’une concertation préalable, pourtant essentielle, avec l’ensemble des partenaires de la création ainsi qu’avec les internautes.
Comment ne pas ainsi, et d’abord, relever qu’à l’issue de la réunion de la commission mixte paritaire, le consensus obtenu ici même à l’extrême fin de la discussion en première lecture sur les garanties apportées en matière d’interopérabilité a volé en éclats ?
Si l’interopérabilité est un principe affirmé à l’article 7, sa mise en œuvre devient conditionnelle et est durement encadrée dès l’article suivant. Je ne prendrai qu’un seul exemple et ne poserai, à cet égard, qu’une seule question. En effet, seules des sociétés – éditeurs, fabricants de système technique et exploitants de service – pourront saisir l’Autorité de régulation des mesures techniques. Comment les développeurs bénévoles et les consommateurs feront-ils ?
Par ailleurs, sur plusieurs articles du projet de loi, le passage en force du Gouvernement a contraint le groupe socialiste à présenter cette exception d’irrecevabilité afin de mettre en lumière des dispositions clairement contraires à la Constitution.
Notons, en l’occurrence, que si le Gouvernement avait mis autant d’ardeur à respecter les règles qui prévalent en matière de transposition de directive communautaire en droit français qu’il en a dépensé pour bâtir tout un nouvel arsenal répressif, nous n’en serions peut-être pas là aujourd’hui.

Comment ainsi ne pas s’étonner que la règle élémentaire qui dispose qu’il appartient au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confère l’article 34 de la Constitution n’ait pas été respectée ? Car, en effectuant un « copier-coller » de la directive, le Parlement s’est, de fait, autolimité dans ses compétences et s’est ainsi privé de ses capacités à légiférer.
En effet, le « test en trois étapes » a été introduit tel quel dans le projet de loi. Des alinéas entiers de la préconisation du point 5 de l’article 5 de la directive concernant le régime des exceptions ont été reproduits dans les articles 1er bis, 2 et 8 du projet de loi, alors même qu’ils n’avaient pour but, à l’origine, que d’être une sorte de mode d’emploi indiquant aux États membres un cadre juridique à mettre en place pour garantir une protection du droit d’auteur. En ne précisant pas les modalités d’application de la règle du « test en trois étapes » – spécialité, intégrité de l’exploitation de l’œuvre, absence de préjudice pour le titulaire des droits – dans ces trois articles, le législateur a méconnu que ces principes ne s’adressaient en réalité qu’aux États, qu’ils ne créaient d’obligations que vis-à-vis des États. Occultant ainsi le travail qui lui revenait – pratique d’ailleurs régulièrement sanctionnée par le Conseil Constitutionnel -, le Gouvernement a contraint le législateur à se détourner des objectifs mêmes fixés par la directive.
Dès lors, s’opère un glissement qui fait peser la responsabilité de pratiquer et de vérifier cette règle du « test en trois étapes » sur les destinataires de la loi – c’est-à-dire sur nos concitoyens – alors même, je le répète, que c’est aux États qu’elle s’adresse. Et il est d’autant plus dommageable que cette responsabilité incombe à nos concitoyens que les termes mêmes contenus dans ces articles contreviennent, par leur manque de clarté, au principe constitutionnel d’intelligibilité de la loi et créent ainsi une insécurité juridique dont les usagers seront les premières victimes.
Atteinte à l’article 34 de la Constitution, atteinte à l’exigence constitutionnelle de transposition en droit interne des directives communautaires, atteinte au principe d’intelligibilité de la loi et, comme si ce n’était pas suffisant, ce projet de loi ignore en plus le principe de légalité des délits et des peines posé par l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
D’abord parce que les trois articles déjà cités – 1er bis, 2 et 8 – sont devenus de véritables normes de comportement auxquelles nos concitoyens devront se soumettre. Cette volonté du tout répressif, qui a dicté ce projet de loi dès l’origine, amène à ce que ces comportements puissent donc relever de l’infraction pénale. Or, on sait bien que la copie privée et le téléchargement sont aujourd’hui des pratiques complètement banalisées. Mais comment le particulier qui procédera à une copie privée ou à téléchargement pourra-t-il s’y retrouver alors que l’infraction pénale n’est pas qualifiée ? Comment pourra-t-il savoir si sa copie, ou son téléchargement, est illicite alors que les termes employés sont des plus flous ? Qu’est-ce qu’un « cas spécial »? Qu’est qu’une « exploitation normale de l’œuvre »? Qu’est-ce qu’un « préjudice injustifié » à « des intérêts légitimes » ? Ce ne sont là que des qualifications juridiques imprécises et subjectives, ce qui constitue un manquement évident aux principes de clarté du droit et, par conséquent, une atteinte au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines. Ce sera donc le règne de l’arbitraire.
Aucune précision non plus sur les principes mis en œuvre par les autorités chargées de relever les infractions sur Internet. Comment, là aussi, s’assurer que cette police des communications électroniques ne portera pas atteinte à des libertés fondamentales comme la liberté de communication et le droit à la vie privée ?
L’autre manquement évident au principe de légalité des délits et des peines provient de l’article 12 bis. Déjà, l’expression « logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisée d’œuvres ou d’objets protégés » pose problème par son manque de clarté. Mais surtout, en faisant porter aux éditeurs et créateurs de logiciels la responsabilité des usages que d’autres pourraient en faire, cet article instaure une présomption de culpabilité, là où, au contraire, il aurait dû, conformément aux décisions du Conseil constitutionnel, « prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d’arbitraire ».
Criminalise-t-on les fabricants de marteaux sous prétexte que certaines personnes pourraient faire un usage abusif de cet outil de bricolage? Criminalise-t-on les fabricants de voitures sous prétexte que certaines attitudes au volant sont dangereuses pour autrui ?
De plus, que fait-on des usages dits normaux de ces logiciels? Interdit-on également les particuliers d’échanger des œuvres libres de droits? Il s’agit, là encore, d’une atteinte caractérisée à la liberté constitutionnelle de communication.
Que le gouvernement profite ainsi de la transposition d’une directive européenne pour entamer une éradication du logiciel libre est déjà scandaleux, mais que, pour ce faire, il porte atteinte aux principes constitutionnels de présomption d’innocence et de liberté d’entreprendre, ce sont là des procédés que nous ne pouvons accepter.
Enfin, dernière atteinte, et non des moindres, au principe de légalité des délits et des peines, l’article 14 bis, qui instaure une nouvelle contravention dans notre droit pénal. D’abord, parce que selon le préambule et les articles 34 et 66 de la Constitution, toute peine qui ne « comporte pas de mesures privatives de liberté » relève du domaine réglementaire et non de la loi. « La loi détermine les crimes et délits. Le règlement détermine les contraventions », stipule l’article L. 111-2 du code pénal. Ensuite, parce que la contravention n’a pas été totalement définie. Porte-t-elle sur l’ensemble des téléchargements ou bien sur chaque acte de téléchargement, sur chaque morceau téléchargé ? Des questions que nous avons constamment posées et qui auraient au moins mérité une seconde lecture.
Pas plus tard que la semaine dernière, lors d’un colloque organisé par un éditeur juridique, une éminente magistrate, spécialiste incontestée de la propriété littéraire et artistique, estimait que pour 1.000 titres téléchargés il en coûterait 38.000 euros.
Comment, encore, détermine-t-on la réalisation d’une faute matérielle, qui constitue le propre d’une contravention, dans le cas d’une « reproduction non autorisée à des fins personnelles » ? Que dire, enfin, des droits de la défense, qui, contrairement à ce qui se passe pour les excès de vitesse souvent cités en référence, ne sont pas garantis dans ce texte ?
Voila, mes chers collègues, sur le fond, les irrégularités constitutionnelles de ce texte et les raisons qui invitent aujourd’hui le groupe socialiste à défendre cette exception d’irrecevabilité. Rien de nouveau d’ailleurs, car dès le mois de décembre et jusqu’à aujourd’hui nous n’avons eu de cesse d’alerter le Gouvernement sur les impasses dans lesquelles le conduisait son aveuglement. Hélas, il a fait le choix de ne pas nous entendre et a préféré poursuivre dans la voie qu’il s’était fixée, celle du tout répressif sur Internet, allant même jusqu’à s’affranchir, et c’est une bien triste habitude de ce Gouvernement, des règles les plus élémentaires qui sont celles du respect de la démocratie parlementaire.
Retrait de l’article 1er, dépôt d’un amendement s’y substituant puis, cerise sur le gâteau, retrait du retrait : on ne peut pas dire que la pitoyable et ridicule valse-hésitation du Gouvernement ait contribué à la sérénité des débats, sur un sujet qui, de par sa complexité technique, appelait pourtant un effort de clarté.
Le Gouvernement s’est ainsi appuyé sur l’article 84 du règlement de notre assemblée pour retirer l’article 1er sur lequel avaient été adoptés, trois mois plus tôt, des amendements. Or, celui-ci stipule que cette faculté ne porte que sur le retrait des projets de loi et non sur le retrait des articles. L’article 84 ouvre seulement la possibilité de retirer l’ensemble d’un texte en discussion et non l’une de ses composantes. Il s’agissait en fait de faire tomber coûte que coûte les deux amendements légalisant le téléchargement en contrepartie d’une rémunération des auteurs.
Comble du casse-tête procédural que le Gouvernement a infligé à notre assemblée, nous avons ensuite discuté d’un amendement 272, censé se substituer à l’article 1er et qui ne se rattachait à aucun article. Comment, mes chers collègues, débattre d’un amendement à l’article 1er se substituant à l’article 1er alors même que ce dernier venait d’être retiré ? Là aussi, la manœuvre était grossière et innovante, il faut bien l’avouer. Elle était naturellement contraire à l’article 98 de notre règlement, qui précise que « les amendements ne sont recevables que s ‘ils portent sur un seul article. Les contre-projets – et l’amendement 272 en était bien un – sont présentés sous forme d’amendements, article par article, au texte en discussion ». D’ailleurs, le Gouvernement l’a lui-même admis en décidant brusquement de revenir sur le retrait de l’article 1er.
Mais ce « retrait du retrait » est lui aussi entaché d’irrégularités. D’abord parce que réintroduire un article est une procédure qui n’est prévue nulle part, et pour cause, puisque le retrait d’un article en discussion n’est autorisé par aucun texte. Ensuite parce que cette réintroduction a bouleversé l’ordre dans lequel les amendements et les sous-amendements devaient être examinés, contrevenant de la sorte à l’article 100 de notre règlement et à la clarté du travail parlementaire.
Certes, le règlement de notre assemblée n’a pas de valeur constitutionnelle. Mais force est de constater que sa violation a non seulement considérablement affecté la qualité de nos débats mais, surtout, qu’elle a fortement remis en cause le droit d’amendement parlementaire. Sur ce point donc, nul doute que la procédure législative suivie pour l’adoption de ce projet de loi a été entachée d’irrégularités. D’autant que le Conseil constitutionnel, s’appuyant sur l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – « la loi est l’expression de la volonté générale » – et sur l’article 3 de la Constitution – « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants » – a déjà rappelé l’exigence de « la clarté et de la sincérité du débat parlementaire ».
Mais, plus globalement, c’est l’ensemble du titre Ier de cette loi qui risque de se retrouver non conforme à la Constitution, car, en affectant la clarté des débats autour de l’article 1er, article essentiel de ce projet de loi, c’est la clarté de l’ensemble des débats autour des articles qui composent le titre Ier, celui qui concerne la transposition de la directive, qui s’en trouve fortement altérée.
Telles sont donc, sur le contenu comme sur la procédure, les irrégularités constitutionnelles de ce projet de loi. Et, en l’espèce, il s’agit là d’un véritable cas d’école, une pédagogie de l’erreur en quelque sorte, où les irrégularités de procédures ont été sciemment orchestrées par le Gouvernement au profit de dispositions contrevenant à nombre de principes constitutionnels.
Puisse donc être adoptée pour toutes ces raisons cette exception d’irrecevabilité. Mesdames et messieurs de la majorité, vous pourrez ainsi aller déjeuner plus tôt au musée du quai Branly !