Protection du secret des sources des journalistes

 

M. Patrick Bloche. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, qu’une initiative soit prise aujourd’hui pour assurer la protection des sources des journalistes est une bonne chose. Il faudrait donc a priori s’en réjouir. A priori seulement car, à y regarder de près, le texte proposé ici pour modifier la loi du 29 juillet 1881 ne permet pas d’atteindre les objectifs ô combien légitimes qu’il entend se donner.

Aussi son examen réclame-t-il, de notre point de vue, une réflexion plus approfondie permettant de prendre en compte, de la meilleure façon, les attentes exprimées de longue date par les journalistes, auxquels le Président de la République s’est, à plusieurs reprises, engagé à répondre de façon complète, et ce dès avant son élection.

C’est parce que cette promesse présidentielle n’est pas tenue, en l’état actuel du projet de loi, que notre groupe soumet à l’approbation de notre assemblée cette motion de renvoi en commission qui permettra, à n’en point douter, de passer enfin des discours aux actes.

 

Un travail législatif plus abouti consisterait pour le moins à définir la teneur que l’on entend donner au droit à la protection du secret des sources. Il s’agirait d’envisager de la façon la plus précise – et j’ajouterai : la plus prudente – les limites éventuelles qu’il convient d’y apporter. Le but, je veux le rappeler, n’est en aucun cas de créer une catégorie à part de citoyens en organisant, par le biais de la loi, la protection d’une profession parmi toutes les autres, mais bien de prévoir les modalités susceptibles de garantir l’une de nos libertés fondamentales.

 

La loi du 29 juillet 1881, qui institua la liberté de la presse, fait partie de ces grandes lois votées par une IIIe République naissante et qui, avec celles sur la liberté syndicale et la liberté d’association, forment les points d’ancrage de notre identité démocratique, lesquels inspirèrent souvent d’autres modèles démocratiques à travers le monde.

 

Cette considération donne une gravité immédiate à mon propos car force est de constater que si, autrefois, la France inspirait, elle est aujourd’hui en retard en matière de liberté de la presse du fait de la trop faible protection accordée aux sources journalistiques. Des sources qui sont pourtant au cœur même du métier de journaliste et qui forment la matière à partir de laquelle il bâtit son travail. L’on pourrait même oser une comparaison : pour un journaliste, les sources sont comme une ressource rare ; il est vital de les préserver. Notre rapporteur, dont nous voulons ici saluer le travail, a su résumer le cœur du problème en reprenant une formule on ne peut plus opportune : « Qui cite ses sources les tarit ». Se saisir des sources d’un journaliste, c’est mettre en péril la démarche d’investigation puis d’information qu’il se doit de mener librement sans contrainte et dans la durée. Disons-le, c’est remettre en cause l’un des ressorts essentiels de notre vie démocratique : la liberté d’informer.

 

Dans le domaine de la protection des sources journalistiques, des pays tels que la Belgique sont allés au-delà de ce que la France prévoit. La Cour européenne des droits de l’homme a, quant à elle, une jurisprudence constante : elle a consacré le principe de protection des sources d’information journalistiques, le concevant résolument comme l’« une des pierres angulaires de la liberté de la presse ». Il faut donc remarquer qu’elle est allée plus vite et surtout plus loin que la France. Notre pays a même été condamné, le 7 juin 2007, par cette juridiction, qui a estimé que la condamnation, en septembre 1998, de deux journalistes, auteurs d’un livre sur les écoutes de l’Élysée et qui avaient refusé de révéler leurs sources constituait – et les mots ici sont lourds – une violation de la liberté d’expression.

 

Ces mêmes mots pourraient s’avérer d’un poids insupportable si la Cour européenne faisait la démonstration de l’incapacité de notre droit à protéger les journalistes – ou, pis, de son aversion pour eux – et venait leur offrir une protection a posteriori alors que l’on assiste à une recrudescence de leurs mises en examen et à une multiplication des perquisitions visant aussi bien les rédactions que leurs membres.

 

Il est incontestable que, dans notre pays, une pression croissante pèse sur les journalistes. Elle génère un climat de défiance, particulièrement détestable, entre eux, la police et la justice.

 

Je voudrais, à titre d’illustration, rappeler deux affaires à bien des égards révélatrices.

Tout d’abord, la tentative de perquisition du 11 mai 2007 au siège du Canard enchaîné, en marge de l’enquête sur l’affaire Clearstream. L’exemple est significatif au plus haut point, car c’est en invoquant la Convention européenne des droits de l’homme, qui proscrit toute perquisition dans une entreprise de presse, que la rédaction du journal s’est opposée, pendant près de deux heures trente, à la perquisition avant que le juge ne renonce.

 

Deuxième affaire : celle, déjà citée, de Guillaume Dasquié. Ce journaliste indépendant a été placé en garde à vue puis mis en examen le 7 décembre 2007 pour « détention et diffusion de documents ayant le caractère d’un secret de la défense nationale », à la suite d’une plainte déposée par le ministère de la défense. Il passera dans les locaux de la direction de la surveillance du territoire trente-six heures éprouvantes, qu’il décrira ensuite en ces termes : « On m’enferme dans la cellule n° 2. Quatre mètres sur trois. Porte en verre blindé recouverte de plaques d’acier. Murs blancs, plancher gris en résine. Sur le côté, un banc en dur avec un matelas en plastique bleu. »

 

Mme Claude Greff. Du Zola !

M. Patrick Bloche. Des conditions qui ne sont pas seulement difficiles, mais aussi choquantes. Car le but des enquêteurs et du juge, au travers de cette opération d’intimidation – il faut bien l’appeler ainsi – était bien d’obtenir du journaliste le nom de la source qui, au sein des services de la direction générale de la sécurité extérieure, lui avait transmis la note de synthèse sur Al-Qaïda parue dans Le Monde. À l’issue de trente-six heures de menaces répétées, Guillaume Dasquié a fini par céder : « J’accepte, je m’exécute, je signe ; vingt minutes plus tard, allongé dans ma cellule, je pose la couverture sur mes yeux, pour me cacher de la caméra de surveillance : j’ai donné un nom. »

 

Madame la garde des sceaux, mes chers collègues, est-ce là la manière dont il faut envisager les relations entre les journalistes et l’autorité judiciaire ?

 

Les deux cas que je viens d’évoquer démontrent combien la protection des sources est devenue une nécessité à traduire de façon urgente en termes législatifs. Il en va, en effet, de la liberté d’exercice de la profession de journaliste.