Exception d’irrecevabilité sur le texte « création et internet »

Madame la Ministre,
Monsieur le Président,
Mes chers collègues,

Comme vous le savez sans doute, dans les séries TV américaines qui sont d’ailleurs- nous dit-on – les oeuvres télévisuelles les plus téléchargées, les saisons se succèdent.

A cet égard, le débat parlementaire que nous commençons aujourd’hui s’apparente à la saison 2 d’un mauvais feuilleton dont la saison 1 a été la discussion de la funeste loi dite DADVSI, en 2005-2006. Il s’agissait alors de donner une sécurité juridique aux mesures techniques de protection qui étaient, à cette époque, la solution à tout, le graal du gouvernement en la matière. Votre prédécesseur, Madame la Ministre, faisait ici même, avec quelque grandiloquence, le pari que nos millions de concitoyens internautes allaient – une fois sa loi votée-  migrer massivement vers les offres commerciales de téléchargement. Trois ans plus tard, force est de constater que le pari de Monsieur Donnedieu de Vabres a été perdu : les éditeurs abandonnent, les uns après les autres, les fameuses DRM et les internautes n’ont pas modifié leurs usages de l’Internet, tout particulièrement dans leurs moyens d’accès aux oeuvres de l’esprit.
Craignez, Madame la Ministre, qu’il en soit de même aujourd’hui et que ce nouveau projet de loi soit d’ores et déjà un pari perdu d’avance.

Pourquoi ce pari est-il, selon nous, perdu d’avance? Pour trois raisons au moins qui constituent autant d’inconvénients majeurs.

On ne fait jamais de bonne loi en confrontant nos concitoyens les uns aux autres, en l’occurrence avec ce texte, en opposant les créateurs aux internautes, c’est à dire les artistes et leur public. Le droit d’auteur ce n’est pas cela. Historiquement et c’est la raison pour laquelle les socialistes y sont viscéralement attachés, le droit d’auteur a été conçu pour défendre les auteurs contre les abus des éditeurs et des producteurs, en un mot les petits contre les gros. C’est donc à un véritable détournement  du droit d’auteur auquel nous assistons pour la seconde fois après la loi dite DADVSI.

Ce texte, pour notre groupe, est inutile à plusieurs titres : il est d’ores et déjà dépassé. Il vise ainsi à réprimer le téléchargement et l’échange de fichiers au moment même où le streaming est en plein essor. Il est coûteux, d’ailleurs qui va payer? ; il est inefficace car contournable; il est techniquement très difficile à mettre en oeuvre; il est risqué pour nos concitoyens tant il comporte d’aléas et d’incertitudes juridiques.

Non seulement ce texte crée une usine à gaz sur le plan juridique, j’y reviendrai, mais en plus il passe totalement à côté des vrais enjeux qui sont avant tout l’adaptation du droit d’auteur à l’ère numérique. Ainsi, il ne rapportera pas un euro de plus à la création.

La loi dite DADVSI a été un échec. C’est la réalité de cet échec que vous auriez du acter, Madame la Ministre, avant de nous proposer le présent projet de loi. Mais la vérité, c’est que vous n’avez pas, semble-t-il osé lancer cette évaluation du dispositif, pourtant prévue par la loi dans les 18 mois  suivant sa promulgation. Où est ce rapport? Nous l’attendons encore. A défaut, le Gouvernement a trouvé, une nouvelle machine anti-téléchargement qui s’enrayera comme la précédente, s’appuyant cette fois, pour justifier du bien fondé de sa démarche, sur les accords de l’Elysée.

Il n’est  naturellement pas possible pour nous de cautionner la manière dont ont été signés le 23 novembre 2007 ces accords que vous nous présentez encore aujourd’hui comme « historiques ». Le Chef de l’Etat s’était alors bruyamment félicité du large consensus auquel il prétendait être parvenu. Et puis, patatras, quelque temps plus tard, le patron de la maison mère de Free, Xaviel Niel, avouait avoir signé, ce jour-là, « une feuille blanche »,  remettant au passage en cause le contenu même des accords. Entre ceux qui ont signé une feuille blanche et ceux qui, comme les associations de consommateurs et d’internautes, n’ont tout simplement pas été invités, le consensus était effectivement facile à trouver… S’en enorgueillir encore aujourd’hui nous semble bien mal à propos.

Mais là où ce projet de loi est réellement décalé, c’est qu’il s’attache uniquement à la question du téléchargement. Or, nous savons bien que ce n’est déjà plus la vraie question. Aujourd’hui, le streaming commence à supplanter le téléchargement et, dans quelques mois avec la diversification des terminaux, le téléchargement ne sera plus le mode le plus répandu pour avoir accès aux contenus. Les usages évoluent, le marché des ventes en ligne se développe. Avec la multiplication de plate-forme de type Deezer, la notion de captation de fichier est de moins en moins prégnante. De plus en plus, y compris pour la VOD, nous basculons d’un système de stockage vers un système de flux.

A nouveau, vous avez un temps de retard, qui sera d’autant plus accentué  que ce projet de loi ne pourra techniquement être mis en oeuvre dès qu’il sera voté. Tous les opérateurs s’accordent à dire que, dans la majorité des cas, il ne sera pas possible de couper l’abonnement internet sans interrompre en même temps la connexion au téléphone et à la télévision de ceux qui ont choisi une offre triple play. Selon l’ARCEP, ce sont 3 millions de foyers qui se trouveront ainsi concernés. Les plus gros opérateurs pensent pouvoir résoudre ces obstacles techniques en y consacrant plusieurs millions d’euros et ce, dans un délai de deux ans  minimum. Au moment où la loi sera techniquement appliquable, la question sera plus que jamais ailleurs.

Nous nous interrogeons, en conséquence, sur le fait de savoir qui prendra en charge les coûts d’investissement nécessaires à l’adaptation des réseaux aux exigences de la loi. Le rapport récent du Conseil Général des Technologies de l’Information (CGTI), organisme dépendant de Bercy, estime ainsi que les coûts globaux de mise en oeuvre s’élèveront pour les FAI à « un montant minimal » de 70 millions d’euros sur trois ans. Orange parle de 13 millions d’euros pour son seul réseau. Qu’en sera-t-il des capacités de financement des opérateurs plus modestes? Votre absence de réponse, Madame la Ministre, sur la prise en charge ou non par l’État de ces coûts, nous interpelle.

Plus grave encore, ce texte passe totalement sous silence la principale question qui nous préoccupe et à laquelle vous feignez de répondre par ce seul projet de loi : la question de la rémunération des auteurs. Il y a trois ans, on nous certifiait que le simple fait d’adopter la loi dite DADVSI allait mettre fin aux téléchargements illégaux, que, de fait, tous les internautes allaient massivement basculer vers les offres légales et qu’il était en soi totalement inutile de prévoir une rémunération nouvelle pour les créateurs. Trois ans après, force est de constater que les effets escomptés ne se sont pas produits et que les auteurs, pendant tout ce temps-là, n’ont pas touché de rémunération complémentaire.

Nous avions, à l’époque, proposé de redistribuer aux créateurs de contenus une part que nous estimions plus que légitime des revenus de ceux qui possèdent les tuyaux. Nous avions alors reçu une fin de non recevoir. Il fallait, nous disait-on, laisser du temps à un nouveau modèle économique de se développer.  Inutile donc d’aller plus loin. L’ironie de l’histoire c’est que vous avez, Madame la Ministre, préféré créer récemment une taxe pour financer le manque à gagner publicitaire de France Télévisions plutôt que de rémunérer la création. Et les fournisseurs d’accès à Internet, comme les opérateurs télécoms, ne passeront pas une seconde fois à la caisse.
On pourrait alors se dire que l’expérience permet de progresser, d’évaluer et d’éviter de répéter inlassablement les mêmes erreurs.

Mais non, vous restez arqueboutée, Madame la Ministre, sur une vision faussée d’Internet en partant notamment du postulat que ce sont principalement les jeunes qui seraient amenés à échanger des fichiers en étant mus par un désir irrépressible et absolu de gratuité.  Étonnante vision que celle-là. Je voudrais, à cet égard, relever ce qui est un évident paradoxe. Vous pourfendez avec le Président de la République, la gratuité sur internet assimilée à du vol quand, parallèlement, les deux mesures phares en direction des jeunes annoncées très médiatiquement  par Nicolas Sarkozy en début d’année et concernant précisément vos attributions ministérielles sont, justement, deux mesures visant à instaurer de la gratuité : la première  en leur autorisant un accès gratuit aux musées et la seconde en octroyant pendant un an aux jeunes de 18 ans un abonnement gratuit à un journal quotidien. En ce qui nous concerne, nous ne sommes pas des idéologues de la gratuité. Au contraire, nous sommes en quête  de nouveaux modes de financement de la création.

Car, à nouveau aujourd’hui, trois ans après le pari perdu de la loi dite DADVSI, le Gouvernement ignore totalement toute approche alternative qui pourrait être fondée sur la reconnaissance des échanges non lucratifs entre individus en contrepartie du paiement d’une contribution forfaitaire par les abonnés au haut-débit. Toute proposition qui pourrait amener une rémunération nouvelle des créateurs, un financement  supplémentaire, précieux pour la production des œuvres, est d’emblée balayée d’un revers de main par le gouvernement qui n’a d’ailleurs jamais ne serait-ce que commandé une seule étude sur le sujet. Si nous proposons par un amendement, la création d’une contribution créative, c’est avant tout pour ouvrir le débat.  Le souci premier de notre groupe reste bien de savoir comment financer la création à l’ère numérique.

Au delà, et je souhaiterais à présent aborder la question des principes fondamentaux du droit, le projet de loi est de notre point de vue tout simplement irrecevable.
Comment est-il possible que le Gouvernement, malgré les nombreux et avis concordants dont il a été destinataire, se présente aujourd’hui devant la Représentation  nationale avec un texte dont la seule lecture montre à quel point il s’agit d’un mécano hasardeux. Ses dispositions sont, par ailleurs, contraires aux droits garantis tant par la Constitution que par la Convention européenne des droits de l’Homme?

Nous ne pouvons tout d’abord que nous inquiéter du fait même de confier la prise de sanctions comme la suspension d’un abonnement à internet,  à une autorité indépendante. La compétence exclusive du juge pour toute mesure visant la protection ou la restriction de libertés individuelles est un principe rappelé à maint reprises par le Conseil constitutionnel. S’agissant de mesures entraînant une restriction des libertés individuelles pour se connecter à l’internet, de plus en plus indispensable à la vie quotidienne de chacun, celles-ci sont suffisamment sensibles pour que le prononcé vienne du juge et non d’une autorité administrative. Si le législateur peut confier à une autorité administrative, dans le cadre de prérogatives de puissance publique, un pouvoir d’infliger des sanctions, c’est à la condition que celles-ci soient exclusives de toute privation de liberté.

Or, les discussions de l’automne dernier au Parlement européen, dans le cadre de la révision du « paquet Telecom », ont conduit à l’adoption par 573 voix contre 74  de l’amendement 138 présenté par Guy Bono et Daniel Cohn-Bendit et visant à ce qu’aucune restriction aux droits fondamentaux et aux libertés des utilisateurs de service de communication au public en ligne ne puisse être imposée sans une décision préalable de l’autorité judiciaire. Ce vote massif n’a fait que confirmer la nécessité de respecter le principe constitutionnel précédemment évoqué. Vous le savez parfaitement bien, Madame la Ministre. Car tout en ayant déclaré officiellement que la portée de cet amendement n’était pas, je vous cite, « suffisante pour remettre en cause notre démarche », vous n’avez pas ménagé votre peine, avec le Président de la République, pour tenter de réduire à néant cet amendement, en profitant pleinement, à ce moment là, de la présidence française de l’Union européenne. Si la Commission n’a pas obtempéré, c’est du Conseil des ministres européens qu’est venu votre salut. Salut très précaire d’ailleurs, dans la mesure où l’amendement 138 vient de devenir l’amendement 46, tout juste réintroduit par Catherine Trautmann, rapporteure du Paquet Télécom en deuxième lecture, et qui vous a précédé, faut-il le rappeler, Madame la Ministre, rue de Valois…

Au delà de cet amendement qui vous dérange tant, la Commission européenne reste très réticente à l’idée de laisser à un organe administratif un tel pouvoir de suspension, en soulignant très justement que « la réalité de l’utilisation actuelle d’internet dépasse largement l’accès aux contenus ». En effet, la Commission vous a rappelé, comme nous le faisons aujourd’hui, qu’un nombre grandissant de services au public sont fournis par internet, moyen qui se substitue de plus en plus aux canaux traditionnels de communication.

Comment ne pas vous inviter, Madame la Ministre, à lire ou à relire la résolution du Parlement européen adoptée par 586 voix contre 36, le 10 avril 2008 sur les industries culturelles en Europe. Cette résolution met en avant deux principes intéressants. Tout d’abord, les députés européens ont souligné que « la criminalisation des consommateurs qui ne cherchent pas à réaliser des profits ne constitue pas la bonne solution pour combattre le piratage numérique ». Par ailleurs, le Parlement européen a engagé « la Commission et les États membres à éviter l’adoption de mesures allant à l’encontre des droits de l’homme, des droits civiques et des principes de proportionnalité, d’efficacité et d’effet dissuasif, telles que l’interruption de l’accès à Internet ». Jusqu’à quand votre gouvernement, Madame la Ministre, va-t-il continuer à faire comme si ces recommandations européennes n’existaient pas.

La suspension de l’abonnement constitue ainsi une sanction  disproportionnée. Et ce sentiment est visiblement partagé jusque dans les rangs de la majorité. En témoignent le vote dans une commission d’un amendement visant à ce que la sanction de suspension relève de l’unique autorité judiciaire saisie par la commission de protection des droits ou l’adoption d’un amendement remplaçant la procédure de la suspension par une amende.
Face à ces doutes qui s’expriment, vous avez, Madame la Ministre, lors de votre audition en commission, affirmé avec une certaine légèreté qu’il ne s’agissait absolument pas d’une atteinte aux libertés dans la mesure où l’internaute dont l’abonnement aura été suspendu, aura toujours la possibilité de se rendre chez des voisins ou de la famille pour se connecter à internet. Certains y ont même vu une suggestion de contournement de votre propre loi.

Le texte pose donc un certain nombre de questions essentielles, notamment en ce qui concerne le non-respect des principes fondamentaux du droit. Nous contestons, vous l’avez compris, le caractère disproportionné de la sanction encourue par les internautes qui est aggravé par le fait que ces derniers ne pourront bénéficier des garanties procédurales habituelles. En effet, l’absence de procédure contradictoire, la non prise en compte de la présomption d’innocence et du principe de l’imputabilité ainsi que la possibilité de cumuler sanction administrative et sanction pénale sont, pour notre groupe, autant d’éléments d’irrecevabilité.

En matière de présomption d’innocence tout d’abord, le fait que le titulaire de l’accès soit présumé responsable pose un réel problème. Le choix fait par le Gouvernement de faire peser la charge de la preuve sur l’internaute, combiné à l’absence de recours de la part des titulaires de l’accès,  ignore ce qu’on appelle tout simplement les droits de la défense.  Nous nous interrogeons dès lors sur ce qui se passera en cas d’erreur de transmission ou d’erreur dans la saisine initiale par les organismes de représentation des ayants droits? Le projet de loi ne dit pas comment la Haute Autorité sera en mesure d’éviter les erreurs matérielles dans la gestion de l’envoi de recommandations, et en particulier, lorsque le système utilisé sera un système d’envoi systématique.

Le recours n’est possible qu’après la suspension de l’abonnement à internet, rien avant !, et il n’est pas lui-même… suspensif. Une fois leur  abonnement indument coupé, nos concitoyens devront attendre, nul ne sait combien de temps, que l’autorité judiciaire qu’ils auront pu alors saisir, constate qu’une erreur a été commise. Comme ils n’auront pu contester aux  étapes précédentes, la sanction s’appliquera avant même qu’ils n’aient la possibilité de faire valoir leur bonne foi en supposant, ce qui est loin d’être évident, qu’il puisse le faire… Dans notre droit, les décisions au fond doivent exclusivement s’appuyer sur des éléments de preuve sur lesquels les parties ont la possibilité de se faire entendre. Or, dans ce texte, les avertissements ou les recommandations ne sont pas de simples rappels de la loi ou d’innocentes mesures pédagogiques comme vous essayez de nous le faire croire, ils relèvent de la catégorie des actes administratifs qui vont produire par la suite des effets dans la sphère juridique des titulaires d’un accès à internet. Le mail d’avertissement est en lui-même une étape qui amène à la sanction future. Il devrait donc faire l’objet d’une contestation possible par l’internaute.

Au delà, aucun dispositif ne serait ce que d’accueil des internautes ainsi interpellés, n’est prévu pour répondre à leurs légitimes interrogations, demandes ou contestations. Il nous nous apparaît indispensable de créer au moins les conditions visant non seulement à la justification par la Haute autorité de son envoi mais également à la possibilité de le contester.

Cette demande est d’autant plus pertinente que, technologiquement parlant, le risque d’erreur est grand. D’autant plus si l’on se réfère aux chiffres que vous donnez vous-même. Ce ne seront pas moins de 10.000 courriels de premiers avertissements, 3.000 courriels ou lettres recommandées et 1.000 suspensions d’abonnements à Internet par jour qui ont été ainsi annoncés.

On ne compte plus les professionnels qui mettent en garde contre les obstacles techniques auxquelles le dispositif prévu va se heurter. Comment va-t-on déterminer si l’internaute a ou non téléchargé illégalement? Rien ne permettra de savoir si la personne qui se connecte par Wifi sur la box d’un usager pour effectuer des téléchargements illégaux est un pirate extérieur ou l’usager lui même? Qui faudra-t-il croire?

De la même façon, quels seront les moyens de sécurisation prétendument absolue que l’Hadopi sera amenée à labelliser? Sur quels critères le seront-ils? Nous souhaiterions a minima que le secrétariat d’état à l’Economie Numérique publie ainsi une recommandation officielle sur la sécurisation des réseaux Wifi. Quand, aujourd’hui, nombre d’entreprises emploient à plein temps des experts pour sécuriser leur réseau sans obtenir malgré tout une sécurité totale, supposer que l’ensemble des particuliers y parviendra est absurde.

L’utilisation de pare-feu ainsi prônée, visant à bloquer certains protocoles qui servent au piratage, ignore que ceux ci sont utilisés pour bien d’autres services légaux, qui, de fait ne seront plus accessibles… Une fois encore, le dispositif proposé apparaît aussi inefficace que disproportionné.

En ce qui concerne le téléchargement illégal via des réseaux publics, vous avez été amenée, Madame la Ministre, à convenir lors de votre audition en commission qu’il n’était pas prévu de suspendre les connexions internet des collectivités territoriales et des entreprises qui apprécieront sans doute ce traitement de faveur que vous leur accordez. Il reste qu’aucune précision de ce type n’apparaît dans le texte. Et comme les intentions n’ont pas force loi, notre groupe a déposé un amendement qui, à ce stade de la discussion, nous le constatons avec regret, a été rejeté.

Vous nous avez également inquiété, Madame la Ministre, toujours lors de votre audition en commission, en proposant que les bornes wi-fi, je vous cite, «  ne permettent l’accès qu’à un nombre déterminé de sites » dont la liste « pourrait être établie en concertation avec toutes les parties » (on se demande lesquelles) « de façon à ce qu’elles puissent permettre de répondre aux besoins de la vie quotidienne, sans qu’elles puissent servir de base de lancement du piratage, en quelque sorte ». « En quelque sorte » comme vous dites, Madame la Ministre, ce que vous proposez n’a pas grand sens.

Qu’est ce, en effet, qu’un site qui répond ou non à un besoin de la vie quotidienne? Comment établir une liste de tous les sites légaux mondiaux ? Faudra-t-il, à vous entendre, qu’on ne puisse accéder qu’à un internet labellisé par par une autorité officielle?

Sur un autre plan, le texte crée une réelle rupture d’égalité devant la loi en mettant en place comme cela a déjà été évoqué, un double régime de sanctions pour un même fait en permettant la combinaison de poursuites pénales et de sanctions administratives.

Dans l’exposé des motifs comme dans chacune de vos interventions sur ce texte vous tentez, Madame la Ministre,  de contourner l’inconstitutionnalité de cette mesure en présentant votre projet comme un dispositif   « essentiellement pédagogique qui a vocation, en pratique, à se substituer aux poursuites pénales actuellement encourues par les internautes qui portent atteinte aux droits des créateurs ».

Ces belles intentions ne sauraient masquer le fait qu’il s’agit bel et bien d’établir un double régime de sanctions pour le même délit, avec la circonstance aggravante que le choix de requérir l’une ou l’autre ou les deux, dépendra des seuls représentants des ayant-droits qui pourront en faire l’usage qu’ils voudront. Rien dans la loi, en effet, ne s’oppose à ce qu’un procès en contrefaçon s’ajoute à la riposte dite graduée.

La Cnil s’en était d’ailleurs ému et c’est la raison pour laquelle un de nos amendements propose tout simplement que les dispositions de la loi dite DADVSI soient abrogées.

Rupture d’égalité, par ailleurs, lors de toutes les phases d’action de l’Hadopi, et d’abord entre les internautes selon que le fournisseur d’accès aura la capacité technique ou non de suspendre un abonnement.

Rupture d’égalité toujours en ce qui concerne le choix de la sanction par l’Hadopi tant le texte, en la matière, laisse un champ très large à son pouvoir d’appréciation. L’internaute peut ainsi recevoir un premier mail de recommandation puis un deuxième mail qui peut être assorti d’une lettre remise contre signature ou de tout autre moyen prouvant sa réception par l’abonné. Une fois ce second mail reçu, l’Hadopi peut choisir, à discrétion, entre une sanction de suspension de la connexion internet assortie d’une interdiction de souscrire un autre abonnement ou une procédure d’injonction dont la définition est, une fois de plus, particulièrement floue puisqu’elle vise à obliger l’internaute à « prendre des mesures de nature à prévenir le renouvellement du manquement constaté et à en rendre compte à la Haute autorité, le cas échéant sous astreinte».

En ce qui concerne cette injonction nous nous interrogeons, comme le souligne d’ailleurs le rapport de la commission des lois, sur « les délais au terme desquels l’absence de mise en œuvre des mesures de nature à éviter le renouvellement d’un manquement sera considérée comme une inexécution de la transaction ».
Là encore rien n’est spécifié dans le projet de loi. L’arbitraire règnera ainsi à toutes les étapes décisionnelles de l’Hadopi.  Le principe d’égalité devant la loi de tous les citoyens nécessite, au minimum, de fixer un délai qui s’appliquera à tous.

Il en est de même pour la procédure dite de conciliation : celle ci peut être ou ne pas être proposée à un internaute passible de sanction, sans cadre défini. Pourquoi ouvrir la possibilité d’une transaction à l’un et pas à l’autre, nous ne le savons pas.

Inégalité, encore et encore, entre les internautes en fonction de leur abonnement. Car,  spécificité notable de ce texte qui, vous en conviendrez avec moi innove!, il est explicitement prévu, comme une cerise sur le gâteau, qu’une fois l’accès suspendu, l’internaute devra continuer à s’acquitter du prix de son abonnement, et sera donc contraint, par la loi, de payer pour un service dont il ne bénéficie plus. De la double peine créée par la possibilité de cumuler une sanction administrative et une sanction pénale, nous passons à une triple peine avec cette sanction financière! Et comme tous les abonnements ne sont pas régis par un tarif unique, le coût financier de cette sanction ne sera pas le même.

Par ailleurs, le présent projet de loi prévoit la création d’un traitement automatisé des données à caractère personnel qui permettra la mise en œuvre des mécanismes d’avertissement, de transaction et de sanction. Ce traitement permettra notamment de répertorier les personnes faisant l’objet d’une suspension de leur abonnement, ce qui les empêchera de conclure tout nouveau contrat avec un fournisseur d’accès.

A nouveau ici, rien n’est précisé quant à la durée de conservation de telles données personnelles. Nous considérons comme une évidence que cette durée ne doit pas excéder la période pendant laquelle l’abonné fait l’objet d’une mesure de la part de l’HADOPI. En réponse, il est laissé à un décret en Conseil d’Etat le soin de fixer ce délai de conservation. Nous nous en inquiétons d’autant plus que le délais suggéré, trois ans selon le rapporteur de la commission des lois, est largement excessif au regard des délais de suspension prévus qui eux sont de un mois à un an.

Il est ici nécessaire de rappeler les prescriptions de la loi Informatique et libertés qui soumettent la mise en oeuvre des traitements de données à caractère personnel au respect notamment de la condition suivante : « Elles sont conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée qui n’excède pas la durée nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont collectées et traitées. »

Par conséquent, ces données personnelles devraient être détruites dès la fin de la procédure liant un abonné à l’HADOPI. Si tel n’était pas le cas, des personnes pourraient continuer à se voir interdire la conclusion d’un nouveau contrat avec un fournisseur d’accès alors même qu’elles ne font plus l’objet d’aucune mesure de la part de l’HADOPI.

Avant de conclure, je souhaiterais alerter notre Assemblée sur l’isolement de notre pays sur ce dossier. Le  gouvernement voudrait nous faire croire qu’il existerait une solution française que le monde nous envie.
En commission, vous avez ainsi fait référence, Madame la Ministre, aux baisses de téléchargements obtenues en Nouvelle-Zélande avec la riposte graduée. Mal vous en a pris : la mise en oeuvre de ce système n’était alors fixée qu’au 28 février et a finalement été suspendue par le premier ministre néo-zélandais.

Vous nous avez aussi fait part, Madame la Ministre, de l’intérêt que portaient les autorités allemandes à ce projet. Je vous accorde que la ministre de la justice allemande, Brigitte Zypries, s’y intéresse mais je crains que ce ne soit avant tout pour s’en inquiéter. Je vous laisse juge en la citant : « Je ne pense pas que [la Riposte Graduée] soit un schéma applicable à l’Allemagne ou même à l’Europe. Empêcher quelqu’un d’accéder à Internet me semble être une sanction complètement déraisonnable. Ce serait hautement problématique d’un point de vue à la fois constitutionnel et politique. Je suis sûre qu’une fois que les premières déconnections se produiront en France, nous entendrons le tollé jusqu’à Berlin». En Angleterre, le 26 janvier dernier, David Lammy, ministre ayant en charge la propriété intellectuelle, excluait de légiférer sur un système à la française qu’il nomme «  trois coups et vous êtes éjectés ». Désolé, Madame la Ministre, le monde n’attend rien de vous et surtout de votre projet de loi. Le moins que l’on puisse dire c’est que ce texte n’est en rien avant-gardiste. C’est  une nouvelle ligne Maginot qui est édifiée. Comme avec la loi dite DADVSI, il s’agit une nouvelle fois de gagner du temps. Cette constance à retarder systématiquement les varies échéances pénalise gravement le financement de la création dans notre pays, une création qui déjà souffre tant du désengagement de l’Etat.

Nous ne nous satisfaisons pas, Madame la Ministre, d’avoir eu raison il y a trois ans. Nous ne nous satisfaisons pas de devoir à nouveau nous opposer à un texte qui s’inscrit dans la droite ligne de la loi dite DADVSI. Nous ne nous satisfaisons pas, dans un an, peut être deux, de faire le même et triste constat : les artistes n’auront pas touché un euro de plus, le contribuable aura financé cette gabegie et vous ou votre successeur n’osera même pas faire le bilan d’une loi aussi inefficace qu’inutile.

Pour toutes ces raisons, je vous invite, Chers Collègues à voter cette exception d’irrecevabilité.