Exception d’irrecevabilité – Projet de loi création et internet – texte issu de la CMP

Madame la Ministre,
Monsieur le Président,
Mes chers collègues,

Au terme de ce débat, nous ne pouvons que regretter que le texte issu de la CMP que nous examinons aujourd’hui n’ait pris en compte aucun des arguments forts que nous avons développé dans cet hémicycle durant plus de 40 heures. Pire la CMP n’aura fait que revenir en arrière sur les maigres avancées que nous avions pu obtenir rétablissant ainsi par exemple la triple peine : sanction pénale, sanction administrative et sanction financière avec obligation pour l’internaute de payer son abonnement une fois son accès internet coupé.

Nous l’avons dit, nous l’avons répété, ce projet de loi est un pari perdu d’avance.

On ne fait jamais de bonne loi en confrontant nos concitoyens les uns aux autres, en l’occurrence avec ce texte, en opposant les créateurs aux internautes, c’est à dire les artistes et leur public.

Ce texte est inutile à plusieurs titres : il est d’ores et déjà dépassé. Il vise ainsi à réprimer le téléchargement et l’échange de fichiers au moment même où le streaming est en plein essor. Il est coûteux,  il est inefficace car contournable; il est techniquement très difficile à mettre en oeuvre; il est risqué pour nos concitoyens tant il comporte d’aléas et d’incertitudes juridiques.
Son fondement même, uniquement basé sur la question de la lutte contre le piratage est récusable, tant la question se situe en réalité ailleurs et réside fondamentalement dans le fait de savoir comment adapter le droit d’auteur à l’ère numérique.

Il y a trois ans, le gouvernement certifiait déjà que le simple fait d’adopter la loi dite DADVSI allait mettre fin aux téléchargements illégaux, que, de fait, tous les internautes allaient massivement basculer vers les offres légales et qu’il était en soi totalement inutile de prévoir une rémunération nouvelle pour les créateurs. Depuis trois ans les auteurs n’ont touché aucune rémunération complémentaire. Et ce sera encore le cas dans les années qui viennent puisque ce débat est une nouvelle occasion manquée.

Malheureusement aujourd’hui encore, le Gouvernement ignore toute approche alternative qui pourrait être fondée sur la reconnaissance des échanges non lucratifs entre individus en contrepartie du paiement d’une contribution forfaitaire par les abonnés au haut-débit. Nous avons proposé l’instauration d’une contribution créative pour ouvrir un débat que vous avez aussitôt refermé.

J’espère que nous serons entendus au moins au-delà de cet hémicycle, et je signale pour m’en réjouir la tribune parue, mardi 7 avril, dans Libération, co-signée par des réalisateurs, des acteurs et des producteurs de cinéma qui, ensemble, constatent que « l’heure est à la réinvention et à l’émerveillement, et non pas à l’instauration d’un énième dispositif répressif ». Dispositif dont ils ont compris tous les ressorts en résumant fort justement votre loi à l’instauration « d’un mécanisme de sanctions à la constitutionnalité douteuse et au fonctionnement fumeux ».

Les artistes, Madame la Ministre, seront amers, quand ils constateront que votre texte n’était qu’un leurre, tout comme le sont déjà les artistes qui découvrent progressivement leur nom dans la liste des signataires de la pétition « j’aime les artistes » sans avoir donné leur autorisation. Car il y a un pas entre demander aux auteurs de confirmer leur attachement au droit d’auteur et en déduire qu’ils soutiennent le dispositif que vous mettez en place ! Ce pas, vous l’avez franchi, dans la précipitation, par simple gourmandise d’affichage de 10 000 noms d’artistes, sans état d’âme et avec toute la légèreté qui vous a caractérisé dans ce débat.

Déjà, les langues se délient. Laurent Petitgirard, Président de la SACEM, déclare après avoir enfin concédé que votre dispositif ne réglera pas la question, je le cite : « A titre personnel, ce qui n’engage donc pas la SACEM, je pense que nous arriverons à une nouvelle forme de licence où les utilisateurs, moyennant une majoration de leur abonnement à laquelle aura participé le fournisseur d’accès, auront accès à des fichiers fournis par l’ensemble des producteurs avec des fichiers sains et normés, assurant une parfaite traçabilité des ayant-droits ». La SACEM est déjà dans l’après, comme bien d’autres ; les artistes eux, ne s’y sont pas préparés en suivant vos nobles recommandations et risquent ainsi de subir cette transition plutôt que d’en être les acteurs vigilants.

Vous auriez du vous préoccuper de cela, Madame la Ministre, plutôt que de créer un mécano hasardeux et inefficace qui ne leur sera d’aucun secours mais qui, par contre, constitue une véritable épée de Damoclès sur la tête de nos concitoyens .

La CNIL, l’ARCEP, l’INRIA, la FFT, la Commission européenne, le Parlement européen, le CGTI, et j’en oublie !, tous, pour une raison ou pour une autre, ont soulevé les innombrables problèmes que pose votre texte . Et pour cause!

Je tiens à rappeler, en préalable, que ce projet de loi ne pourra techniquement être mis en oeuvre dès qu’il sera voté. Vous le savez,  selon l’ARCEP, pour 2,5 à 3 millions de foyers situés dans des zones non dégroupées, il n’est pas possible aujourd’hui de couper l’abonnement internet sans interrompre en même temps la connexion au téléphone et à la télévision de ceux qui ont choisi une offre triple play. Les plus gros opérateurs pensent pouvoir résoudre ces obstacles techniques en y consacrant plusieurs millions d’euros, dans un délai de 18 mois minimum.

Malgré nos demandes répétées, nous n’avons d’ailleurs, à cette heure, toujours pas de réponse à une question simple : qui prendra en charge les coûts d’investissement nécessaires à l’adaptation des réseaux aux exigences de la loi ? Ils sont estimés par le rapport du CGTI à « un montant minimal » de 70 millions d’euros sur trois ans. Or, le Conseil constitutionnel a clairement posé dans une décision du 18 décembre 2000 que « s’il est loisible au législateur, dans le respect des libertés constitutionnellement garanties, d’imposer aux opérateurs de réseaux de télécommunication de mettre en place et de faire fonctionner les dispositifs techniques permettant les interceptions justifiées par les nécessités de la sécurité publique, le concours ainsi apporté à la sauvegarde de l’ordre public, dans l’intérêt général de la population, est étranger à l’exploitation des réseaux de télécommunication ; que les dépenses en résultant ne sauraient dès lors, en raison de leur nature, incomber directement aux opérateurs. ». Les dispositions de votre texte correspondent totalement à ce cas de figure. C’est d’autant plus ennuyeux que vous avez budgété pour 2009 seulement 6,7 millions ! Vous nous brandissez en réponse les accords dits « historiques » de l’Elysée, qui -non seulement sont largement contestés aujourd’hui- mais, au delà, n’ont pas, j’en suis désolé pour vous, valeur constitutionnelle.

Je ne reviendrai naturellement pas sur tous les arguments que nous avons développés en séance, mais quand même, et puisque je défends ici l’exception d’irrecevabilité, je ne peux que vous mettre en garde une dernière fois, Madame la Ministre, sur les conséquences funestes de votre texte.

Nous rappelons notre inquiétude de voir confier la prise de sanctions comme la suspension d’un abonnement à internet, à une autorité administrative. La compétence exclusive du juge pour toute mesure visant la protection ou la restriction de libertés individuelles est un principe rappelé, à maintes reprises, par le Conseil constitutionnel. S’agissant de mesures entraînant une restriction des libertés individuelles pour se connecter à l’internet, de plus en plus indispensable à la vie quotidienne de chacun, celles-ci sont suffisamment sensibles pour que le prononcé vienne du juge et non d’une autorité administrative.

En persistant dans la voie que vous avez choisie, vous êtes en décalage avec le contexte européen dans lequel nous évoluons. Je vous rappelle l’adoption par 573 voix contre 74 de l’amendement 138 présenté par Guy Bono et Daniel Cohn-Bendit visant à ce qu’aucune restriction aux droits fondamentaux et aux libertés des utilisateurs de service de communication au public en ligne ne puisse être imposée sans une décision préalable de l’autorité judiciaire ; je rappelle l’adoption du rapport Lambridinis qui reconnaît l’internet comme un droit fondamental tout particulièrement dans l’accès à l’éducation; je rappelle les avis successifs de la Commission européenne qui reste très réticente à l’idée de laisser à un organe administratif un tel pouvoir de suspension, en soulignant très justement que « la réalité de l’utilisation actuelle d’internet dépasse largement l’accès aux contenus » …

Au-delà, je regrette vivement que nous n’ayons pas, en plus de 40 heures, obtenu de réponses précises aux nombreuses questions posées. Non seulement le texte demeure flou et imprécis mais de surcroît, les débats n’auront pas permis d’éclairer le silence de la loi.

Quelles sociétés vont ainsi être chargées de la collecte des adresses IP incriminées, préalable à la saisine de l’Hadopi, et avec quelles garanties techniques?  Silence…

Quels seront les moyens de sécurisation prétendument absolue que l’Hadopi sera amenée à labelliser? Sur quels critères le seront-ils? Silence… Quand, aujourd’hui, nombre d’entreprises emploient à plein temps des experts pour sécuriser leur réseau sans obtenir malgré tout une sécurité totale, supposer que l’ensemble des particuliers y parviendra est absurde.

Sur quels critères L’Hadopi pourra ou non être amenée à envoyer un mail d’avertissement,  puis une recommandation ? Sur quels critères choisira-t-elle entre la sanction et l’injonction ? Sur quels critères proposera-t-elle une transaction plutôt qu’une sanction ? Nous ne le savons toujours pas. Vous nous appelez, Madame la Ministre, à faire confiance à l’Hadopi qui, seule, décidera de ces critères, arbitrairement et de manière aléatoire, sans ne serait-ce qu’un cadre défini par le législateur. Ce n’est pas acceptable et contraire au principe d’égalité des citoyens devant la loi.

Par ailleurs, sur des points essentiels et relevant de notre compétence, le texte renvoie à des décrets. Ainsi c’est par décret que seront déterminées les conditions dans lesquelles les sanctions peuvent faire l’objet d’un sursis à exécution, mais aussi la procédure de labellisation des outils techniques censés sécuriser nos ordinateurs, base même du nouveau délit créé par cette loi de « manquement à l’obligation de surveillance » qui, au passage, ne répond en rien aux exigences posées par le Conseil Constitutionnel d’une « définition claire et précise » des infractions.
C’est encore par décret que devront être définies les règles applicables à la procédure et à l’instruction des dossiers devant le collège de la commission de protection des droits de la Haute Autorité.

Nous ne pouvons décemment pas dire que nous avons légiféré, Chers Collègues. Car, le silence de cette loi est porteur, en l’occurrence, de trop de menaces et d’incertitudes, oserais-je dire de dissimulations.

Vous avez essayé, Madame la Ministre, de nous rassurer (notamment au moment où nous débattions du grave problème posé par votre choix de couper l’accès à internet à nombre de nos concitoyens) en nous expliquant que les sanctions seraient prises après réflexion, discussions, mails, lettres, coups de téléphone avec les internautes (c’est en tout cas la maigre justification trouvée pour conserver toutes leurs coordonnées téléphoniques dans les fichiers), bref, que vous feriez du cas par cas.
Sauf que, dans le même temps, vous nous avez répété ô combien de fois vos objectifs, je vous cite : « Nous partons d’une hypothèse de fonctionnement de 10 000 courriels d’avertissement par jour, 3000 lettres recommandées par jour et 1000 décisions de suspension par jour ». Ce dispositif est donc bien un dispositif de masse, et comme vous l’avez dit en séance le 30 mars : « bien sûr, le système sera complètement automatisé ». Automatisation et examen cas par cas ne vont pas ensemble, Madame la Ministre. C’est le moins que l’on puisse dire !

Nous n’avions d’ailleurs pas besoin de cette confirmation de procédure automatique pour savoir qu’il n’y aura pas de cas par cas. Le simple fait de savoir que 7 « petites mains » seulement comme vous les appelez, Madame la Ministre, seront affectées à l’Hadopi, montre bien à quel point elle ne pourra faire dans la dentelle. Et cela, sans compter les autres missions qui leur ont été au passage confiées : un rapport annuel sur le développement de l’offre légale, ou encore, et ce n’est pas rien ! une labellisation des sites d’offres légales sur internet etc.

Dès lors et compte tenu du fait que technologiquement parlant, le risque d’erreur est grand, ce dispositif en devient, après nos débats, d’autant plus dangereux.

En effet, le caractère manifestement disproportionné de la sanction encourue par les internautes est aggravé par le fait que ces derniers ne pourront bénéficier des garanties procédurales habituelles. Absence de procédure contradictoire, non prise en compte de la présomption d’innocence, non respect du principe de l’imputabilité, possibilité de cumuler sanction administrative et sanction pénale sont, nous le rappelons avec force aujourd’hui, autant d’éléments d’irrecevabilité.

D’abord parce que cette loi met en place une présomption de responsabilité de l’internaute. Ensuite parce que le choix fait par le Gouvernement de faire peser la charge de la preuve sur l’internaute, combiné à l’absence de droit de recours effectif de la part des titulaires de l’accès recevant des messages d’avertissement par voie électronique, ignore ce qu’on appelle tout simplement le droit à une procédure équitable et les droits de la défense.

Or, dans ce texte, les avertissements ou les recommandations ne sont pas de simples rappels de la loi ou d’innocentes mesures pédagogiques comme vous essayez de nous le faire croire. Le mail d’avertissement est en lui-même une étape qui amène à la sanction future. Il devrait donc, au minimum faire l’objet d’une contestation possible par l’internaute.

Nous avons défendu nombre d’amendements visant, dans la mesure du possible, à limiter sensiblement les effets néfastes de ce texte, ne serait ce qu’au regard de notre droit. Las, nous n’avons entendu durant des heures que « défavorable », « défavorable », « défavorable »…

Un exemple, en ce qui concerne le téléchargement illégal via des réseaux publics. Vous répétez à l’envie, Madame la Ministre, qu’il n’est en aucun cas prévu de suspendre les connexions internet des collectivités territoriales et des entreprises et pourtant, suite au rejet de notre amendement proposant de l’écrire plutôt que de le dire, aucune stipulation de cet ordre n’apparaît dans le texte.

Rejet aussi de nos amendements proposant que les dispositions de la loi dite DADVSI soient abrogées. Vous avez présenté, Madame la Ministre, votre texte comme un dispositif « essentiellement pédagogique qui a vocation, en pratique, à se substituer aux poursuites pénales actuellement encourues par les internautes qui portent atteinte aux droits des créateurs ».

Et pourtant, le fait est qu’il s’agit bel et bien par cette loi d’établir un double régime de sanctions pour le même délit, avec la circonstance aggravante que le choix de requérir l’une ou l’autre ou les deux, dépendra des seuls représentants des ayant droits qui pourront en faire l’usage qu’ils voudront. Rien dans la loi, en effet, ne s’oppose à ce qu’un procès en contrefaçon s’ajoute à la riposte dite graduée.

La Cnil s’en était d’ailleurs ému en relevant le pouvoir exorbitant donné aux ayant droits qui auront la capacité de qualifier juridiquement les faits entre le « manquement » associé à une sanction administrative et le délit de contrefaçon associé à une sanction pénale.

Pire à cette double peine, vous vous êtes entêtée à ajouter une triple peine, ultime provocation, en obligeant les internautes à continuer de payer leur abonnement à internet une fois leur service coupé ! L’assemblée avait fort justement supprimé cette disposition, mais il a fallu que vous la fassiez revenir, par la fenêtre, en CMP et, naturellement, dans ce cadre plus feutré, elle a été retenue.

Nous ne nous satisfaisons pas, Madame la Ministre, d’avoir eu raison il y a trois ans. Nous ne nous satisfaisons pas de devoir à nouveau nous opposer à un texte qui s’inscrit dans la droite ligne de la loi dite DADVSI. Nous ne nous satisfaisons pas, dans un an, peut être deux, de faire le même et triste constat : les artistes n’auront pas touché un euro de plus, le contribuable aura financé cette gabegie et vous ou votre successeur n’osera même pas faire le bilan d’une loi aussi inefficace qu’inutile.

Pour toutes ces raisons, je vous invite, Chers Collègues à voter cette exception d’irrecevabilité.