Accords France-Emirats Arabes relatifs au musée universel d’Abou Dabi
Monsieur le Président,
Madame la ministre de la Culture et de la Communication,
Monsieur le secrétaire d’État chargé de la Coopération et de la Francophonie
Mes chers collègues,
Avoir entendu autant d’avocats de la défense avant d’intervenir m’amènerait presque à regretter la modération de mon propos.
Autant le déclarer d’emblée : pour les élus du groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche, le projet de loi qui nous est présenté aujourd’hui ne saurait donner lieu à un énième épisode de la querelle des Anciens et des Modernes. Non, il n’y a pas, d’un côté, les Anciens conservateurs, égoïstes, protectionnistes, repliés sur leurs trésors et, de l’autre, les Modernes, forcément généreux, ouverts sur les autres et prêts à faire profiter le monde entier de nosœuvres éclairantes.
La question du Louvre d’Abou Dabi est certainement plus complexe. Elle mérite un débat lucide et approfondi, qui sache faire l’économie des caricatures et des affirmations simplistes, d’autant qu’il s’inscrit dans un contexte préoccupant d’où l’indispensable refondation de notre politique culturelle n’aura jamais été aussi absente. Jamais cette grand-messe qu’est la conférence budgétaire du ministre de la culture n’aura ressemblé, autant qu’il y a deux semaines, à une oraison funèbre.
Alors, de grâce, ne rejouons pas dans cet hémicycle une vieille querelle, car nous sommes bien évidemment favorables à la circulation des œuvres. La coopération entre les grands musées internationaux est d’ailleurs une tradition relativement ancienne. Depuis de nombreuses années, nos musées – qu’il s’agisse des grands et moyens musées nationaux ou des musées en régions – sont largement engagés dans des collaborations internationales. Des expositions de premier plan mobilisant œuvres, talents et compétences scientifiques d’institutions françaises ou étrangères sont présentées non seulement à Paris, Rouen, Villeneuve-d’Ascq, Strasbourg ou Lyon, mais aussi à Tokyo, Chicago, San Salvador, Rome ou Londres.
Les échanges internationaux sont donc déjà une réalité qui anime au quotidien un grand nombre de musées français et fait même leur fierté, tant ils sont le signe évident de leur vitalité et de la volonté de leurs responsables de maintenir la présence forte de la France sur le théâtre de la mondialisation culturelle. Outre que le fait de disposer de professionnels et d’un patrimoine artistique que le monde entier nous envie soit un honneur pour nos musées, cette politique ambitieuse de coopération internationale doit également être interprétée comme une pierre apportée à l’édifice du dialogue si nécessaire entre les cultures. Elle représente à ce titre une opportunité unique de rencontres et d’échanges entre les civilisations.
D’ailleurs, le Louvre est déjà engagé dans plusieurs grands projets hors les murs, sans que ces échanges aient jamais suscité aucune polémique. Le Louvre-Lens a permis la réalisation d’un musée de 22.000 mètres carrés financé par les collectivités locales et l’Union européenne, au cœur d’une région qui connaît de lourdes difficultés économiques. Un partenariat étroit s’est noué par ailleurs pendant plusieurs années avec le High Museum of Art d’Altanta, puis autour d’expositions. Enfin, à Tokyo, le Louvre fait également preuve d’innovation, autour d’un projet inédit d’expérimentation des techniques muséographiques les plus en pointe, le Museum Lab. Ces excellents projets s’inscrivent dans une volonté de développement maîtrisé de l’institution pilotée par elle-même, ce qui constitue le gage de leur réussite, et dans une dynamique plus large de rayonnement international des musées français.
En cela, ce projet du Louvre d’Abou Dabi est particulièrement ambitieux pour les Émirats arabes unis, qui souhaitent se positionner comme le centre culturel du monde arabe, et préparer ainsi leur entrée dans l’ère post-pétrolière. Mais il soulève de nombreuses questions qui restent encore sans réponse et sur lesquelles nous attendons aujourd’hui des éclaircissements de la part du Gouvernement.
Notre première inquiétude concerne les dérives marchandes du projet.
l est prévu que la France, par le biais de l’Agence France-Museums, personne morale spécialement créée pour l’occasion, apporte son expérience et son savoir-faire dans les domaines touchant à l’activité muséale. Cette agence sera notamment chargée de fournir à la partie émirienne des prestations d’assistance et de conseil en matière de stratégie d’acquisition des collections permanentes du musée, de programmation des expositions temporaires, ou de recrutement et de formation du personnel.
Dans le cadre de cette aide globale, le musée portera le nom de Louvre d’Abou Dabi pour une durée – rendez-vous compte ! – de trente ans et six mois. En attendant que le musée universel dispose de ses propres collections, la France s’engage à l’aider à ouvrir progressivement ses galeries au public en prêtant, sur dix ans, d’abord 300 œuvres, puis, après trois ans d’activité, 250, puis, à partir de la septième année, 200. Cette opération promet d’être pour le moins lucrative, puisque, en contrepartie, notre pays doit récupérer pas moins d’un milliard d’euros sur trente ans. Mais je pose la question sans polémique aucune : peut-on raisonnablement recevoir une telle somme sans que l’Assemblée nationale soit éclairée sur des points pourtant essentiels ?
Bel aveu sur votre conception du rôle du Parlement, mon cher collègue, et sur la place que vous voulez lui réserver. Je vous propose de présenter cette suggestion au comité Balladur !
Les interrogations de notre groupe sont aussi celles des conservateurs du patrimoine, des acteurs de nos musées nationaux et régionaux et, plus largement, d’une grande partie de ceux qui font vivre la culture au quotidien dans notre pays. J’en veux pour preuve la pétition signée par 3 000 conservateurs, archéologues, historiens de l’art, personnels des musées ou amis de l’art, qui ont revendiqué « le maintien de l’intégrité des collections des musées français » et se sont inquiétés de ce projet. Au-delà du milieu des conservateurs du patrimoine, il suscite, au mieux, de la réserve.
Notre deuxième inquiétude porte sur les moyens de mise en œuvre du projet et sur ses conséquences. Malgré les éclaircissements apportés ici ou là, toutes nos craintes n’ont pas été dissipées. Une de nos interrogations porte sur la manière dont notre plus grand musée pourra faire face à cette nouvelle décentralisation en termes non seulement d’œuvres, mais aussi de personnel qualifié.
Il semble en effet que les réserves du Louvre, contrairement à ce que certains veulent faire croire, ne disposent plus guère d’œuvres représentatives, c’est-à-dire de ce qu’on appelle communément des chefs-d’œuvre. Dès lors, nos partenaires se contenteront-ils de pièces considérées comme mineures mais disponibles dans les réserves ou, à l’inverse, Français et touristes seront-ils privés, pour des périodes relativement longues, des quelques-unes desœuvres majeures de notre patrimoine ?
Par ailleurs, en ce qui concerne les personnels, si aucun conservateur, restaurateur ou régisseur n’est disponible à Abou Dabi, comment y garantir un accueil convenable du public, ainsi que la conservation et la diffusion desœuvres prêtées par la France ?
S’ajoute la question de la sécurité matérielle des œuvres, notamment lors des transports, et plus largement celle de l’impact écologique du projet. Je tenais à appeler votre attention sur ce point qui n’a pas encore été évoqué, alors qu’on nous annonce, à grand renfort de médias, un Grenelle de l’environnement.
Que penser, à ce titre, de la destruction d’une grande partie de la réserve naturelle de vingt-sept kilomètres carrés, sur laquelle doit être implanté ce projet ?
Enfin, le contexte social et politique d’Abou Dabi soulève la question du choix des œuvres qui composeront le parcours du musée. En témoigne la réponse de notre rapporteur en commission des affaires étrangères, confirmant que l’accord des organes de direction du musée universel est prévu – donc requis – avant qu’on puisse y présenter desœuvres. Par conséquent, rien ne garantit qu’elle pourront toutes y être exposées.
En effet !
Notre troisième inquiétude a trait aux finalités mêmes du projet, notamment à ses retombées pour la France et à sa signification, compte tenu du fait qu’il associe des contreparties industrielles et financières à un partenariat culturel.
À nos yeux, ce projet de musée universel est nouveau. Il ne constitue pas, comme dans le cas de Lens ou d’Atlanta, le simple déploiement d’une antenne du Louvre en région ou à l’étranger. Comme Catherine Tasca l’a rappelé lors de l’examen du projet de loi au Sénat, il opère de fait un tournant préoccupant de notre politique d’échanges culturels internationaux en ne s’inscrivant qu’en apparence dans le processus séduisant du déploiement hors les murs des grandes institutions culturelles françaises. En effet, il émane non de l’institution elle-même, mais d’une impulsion présidentielle, car c’est bien l’Élysée qui a demandé au Louvre de concevoir, de construire et d’organiser la muséographie d’un musée généraliste de 30 000 à 40 000 mètres carrés à Abou Dabi. Nous nous trouvons donc dans le cadre d’une négociation d’État à État qui, au-delà du rayonnement culturel de la France, pose la question de l’autonomie des institutions culturelles dans la définition de leur projet d’établissement, en lien avec leurs objectifs de service public.
De plus, contrairement à d’autres projets culturels, comme celui du centre Georges-Pompidou à Shanghai, nous sommes ici confrontés au fait du prince, un prince qui décide en fonction non de considérations culturelles, mais d’intérêts financiers ou industriels.
L’importance de la somme en jeu suscite de nombreuses questions, notamment sur les contreparties accordées, surtout quand on songe au contexte budgétaire préoccupant des musées en régions, marqué notamment par la pauvreté des moyens financiers, le sous-effectif, ainsi que la marginalisation des compétences, des qualifications et des recrutements.
De fait, les questions soulevées par notre groupe portent sur le sens et la finalité du projet de Louvre à Abou Dabi. En quoi contribue-t-il au rayonnement culturel de la France ? Au-delà de la simple aubaine financière qu’il représente, quel en est l’intérêt et quels en sont les risques ? Ses fondements sont-ils économiques et culturels ou sont-ils la contrepartie de projets industriels ?
Je l’ai rappelé au début de mon intervention, l’internationalisation des institutions culturelles françaises est souhaitable. Elle concourt au rayonnement culturel de notre pays dans le monde. Cependant, elle doit intervenir dans un cadre défini, qui assure un partenariat équilibré et exigeant, tant sur le plan scientifique qu’environnemental.
Or, à l’évidence, ce projet pèche précisément par manque d’équilibre et ne peut donc recevoir notre approbation. Pire, l’opacité dans laquelle cette opération a été menée, depuis sa genèse, jusqu’à son examen par le Parlement, a inévitablement créé le soupçon et suscité la crainte d’une marchandisation de nos collections nationales. Ce manque de transparence a nourri une polémique qui ne pouvait que porter préjudice à ce projet, fût-il bon.
Vous l’aurez compris, l’insuffisance des garanties apportées sur l’ensemble de ces questions et le manque de transparence qui a caractérisé l’élaboration du projet nous conduirons à nous abstenir sur ce texte. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche.)