Exception d’irrecevabilité – Projet de loi création et internet – deuxième lecture
Monsieur le Président, Madame la Ministre Mes chers collègues,
Le 9 avril dernier, au sein même de cet hémicycle, une majorité de députés rejetait le projet de loi Hadopi, traduisant ainsi le doute qui avait gagné jusqu’aux rangs de l’ UMP.
Ce qui s’est passé ici le 9 avril, ce n’est pas « une petite manip », comme voudrait nous le faire croire Monsieur Copé; ni « un coup de flibuste » pour reprendre l’expression de Monsieur Karoutchi ni « une manoeuvre politicienne » M. Riester, ni « un épisode rocambolesque, » Mme la Ministre. Ce qui s’est réellement passé, c’est la représentation nationale qui, sous la présidence exemplaire et éminemment honnête d’Alain Néri, s’est dressée pour refuser un texte perdant-perdant : perdant pour les internautes sur lesquels va désormais peser une présomption de culpabilité ; perdant pour les artistes éhontément trompés puisque le projet de loi ne rapportera pas un euro de plus à la création.
Notre collègue Le Fur, le matin même du 9 avril, nous avait pourtant alerté (je cite) : « Il y a les people, et puis il y a le peuple. Et on a un peu oublié le peuple . Pardonnez-moi de défendre le peuple dans cette enceinte ».
Il faut dire que la triste réunion de la CMP qui avait précédé ce vote, ultime provocation, avait été amenée à balayer les maigres avancées que nous avions pu obtenir, en rétablissant manu militari la triple peine : sanction pénale, sanction administrative et sanction financière avec obligation pour l’internaute de payer son abonnement une fois son accès internet coupé ou encore en supprimant l’amnistie des sanctions prises à l’encontre des internautes en vertu des dispositions de la loi dite DADVSI.
De fait, le durcissement final du projet de loi a été pour beaucoup dans le résultat du vote du 9 avril.
Même si la loi dite Hadopi est morte politiquement et qu’il s’agit désormais d’assurer sa survie parlementaire, Nicolas Sarkozy s’entête à vouloir la faire voter, toutes affaires cessantes. Il est vrai que le texte étant la traduction législative des accords de l’Elysée signés il y a déjà un an et demi, c’est une défaite personnelle que lui a infligée l’Assemblée nationale par son vote de rejet.
C’est donc, sous pression élyséenne, que la Commission des lois, lundi dernier, a vu son rapporteur se faire hara-kiri en défendant avec le même aplomb la suppression de dispositions qu’il avait pourtant défendues avec fougue et fait voter par l’Assemblée nationale en première lecture.
Il est, par ailleurs, paradoxal de vous entendre parler de retard alors que votre projet de loi a malheureusement pour conséquence de retarder bien inutilement la nécessaire adaptation du droit d’auteur à l’ère numérique.
Surtout qu’il ne pourra techniquement être mis en oeuvre une fois voté si, un jour il l’est. Rappelons que les plus gros opérateurs pensent pouvoir lever les nombreux obstacles techniques, en y consacrant plusieurs millions, d’euros, dans un délai de 18 mois minimum!
Madame la Ministre, pour justifier votre démarche, vous avez affirmé, à plusieurs reprises, sur la base d’une assertion gratuite à défaut d’une étude sérieuse : « la France est championne du monde en matière de piratage ».
Quel n’a donc pas été mon étonnement, en lisant le 16 avril dernier, un article sur le congrès de l’industrie du disque à Montréal annonçant : « Les Canadiens sont les champions du monde du téléchargement ». Et moi qui pensait que c’était les Français! Notre record n’en serait donc pas un? Mon trouble n’a été que plus grand en découvrant que la SGAE, équivalent espagnol de la SACEM, a annoncé, lors du MIDEM 2008, que les Espagnols étaient, devinez quoi, les champions du monde du téléchargement !
Faute de pouvoir trancher qui détient aujourd’hui ce record, nous savons au moins que le champion français des partis politiques en matière de piratage est incontestablement l’UMP, qui, nous venons de l’apprendre, devra verser 32 500 euros, et non l’euro symbolique qu’elle avait généreusement proposé, de dommages et intérêts a un groupe musical piraté lors d’un de ces meetings.
Nous l’avons dit, nous le répétons encore, à l’occasion de cette nouvelle lecture: ce projet de loi est plus que jamais un pari perdu d’avance.
On ne fait jamais de bonne loi en confrontant nos concitoyens les uns aux autres, en l’occurrence avec ce texte, en opposant les créateurs aux internautes, c’est à dire les artistes à leur public.
Ce texte est inutile à plusieurs titres : il est d’ores et déjà dépassé; il est inefficace car contournable; il est risqué pour nos concitoyens tant il comporte d’aléas et d’incertitudes juridiques. Et surtout, je le rappelle, il ne rapportera pas un euro de plus aux créateurs.
Pourtant, aujourd’hui encore, le Gouvernement ignore toute approche alternative qui pourrait être fondée sur la reconnaissance des échanges non lucratifs entre individus en contrepartie du paiement d’une contribution forfaitaire par les abonnés au haut-débit. Nous avons proposé l’instauration d’une contribution créative pour ouvrir un débat que vous avez aussitôt refermé.
Il est évidemment plus simple de se contenter d’affirmer – comme le Président de la République le 22 avril dernier, trouvant à nouveau le temps dans son agenda présidentiel de recevoir à l’Elysée quelques célébrités du monde artistique – que (je cite) « le créateur était propriétaire de sa création », ce que personne ne conteste , et d’enfoncer ainsi des portes ouvertes afin de masquer la réalité d’un projet de loi qui met en place un dispositif répressif disproportionné.
La restitution de cette rencontre faite par un participant ne nous a malheureusement pas dit si, à cette occasion, l’épouse du Chef de l’Etat a confirmé ses déclarations selon lesquelles elle a, en tant qu’artiste, « grand plaisir à être téléportée, grand plaisir à être copiée, grand plaisir à être piratée, car, au fond, quand on est piraté c’est qu’on intéresse les gens » (fin de citation). Je voudrais d’ailleurs lui rendre hommage car raison lui a été donnée, la semaine dernière, par la publication d’une étude suédoise démontrant que les personnes qui téléchargent gratuitement de la musique achètent dix fois plus de musique sur internet que les personnes qui ne téléchargent pas.
Nous ne savons pas non plus si, sous les ors de la République, a été évoqué le second camouflet infligé au gouvernement français par le Parlement européen qui vient à nouveau, par un vote massif dans une de ses commissions, de rappeler que le projet de loi Hadopi était condamné à très court terme par l’évolution de la législation européenne.
Dans le même temps, le monde culturel bouge et nombreux sont les auteurs et artistes qui ont compris qu’on les leurrait et qui manifestent leur opposition à Hadopi : artistes interprètes de la musique et de la danse; acteurs, réalisateurs et producteurs de cinéma; acteurs du monde de la science-fiction et salles de cinéma indépendantes, hier encore. La liste s’allonge chaque jour.
Depuis toujours, la gauche est aux côtés des artistes. Elle l’a montré, ces dernières années, lors du conflit des intermittents du spectacle ou en s’opposant, depuis sept ans, à ce que le ministère de la culture devienne le parent pauvre de la République. Sept ans où l’on a sabré les crédits de la création, étouffé l’éducation artistique, dépouillé l’audiovisuel public des ressources complémentaires de la publicité qui l’aidaient à soutenir la production cinématographique, imposé une taxe compensatoire aux fournisseurs d’accès qui aurait pu servir à la rémunération des auteurs.
Quant aux artistes qui suivent vos recommandations et ne se préparent pas à l’émergence d’un nouveau modèle économique, ils risquent de subir cette transition plutôt que d’en être les acteurs vigilants.
Vous auriez du vous préoccuper prioritairement de cela, Madame la Ministre, plutôt que de créer un mécano hasardeux et inefficace qui ne leur sera d’aucun secours mais qui, par contre, constitue une véritable épée de Damoclès au dessus de la tête de nos concitoyens .
Je ne reviendrai pas sur tous les arguments défendus dans mes deux précédentes exceptions d’irrecevabilité, mais je ne peux faire l’impasse sur un certain nombre de points.
Déjà et ce, malgré nos demandes répétées, nous n’avons toujours pas de réponse à une question simple : qui prendra en charge les coûts d’investissement nécessaires à l’adaptation des réseaux aux exigences de la loi ? Ils sont estimés par le CGTI, organisme dépendant de Bercy, à « un montant minimal » de 70 millions d’euros sur trois ans.
Or, le Conseil constitutionnel a clairement posé, dans une décision du 18 décembre 2000, que ces dépenses ne sauraient, en raison de leur nature, incomber directement aux opérateurs. C’est ennuyeux, dans la mesure où vous avez budgété pour 2009 seulement 6,7 millions !
Nous souhaitons également rappeler notre inquiétude de voir confiée la prise de sanctions comme la suspension d’un abonnement à internet, à une autorité administrative. La compétence exclusive du juge pour toute mesure visant la protection ou la restriction de libertés individuelles est un principe rappelé, à maintes reprises, par le Conseil constitutionnel. Par ce principe, vous ne pouvez donc laisser à une autorité administrative un tel pouvoir.
Au-delà, nous regrettons vivement que ce texte demeure flou et imprécis mais que de surcroît, les débats n’aient pas permis d’éclairer le silence de la loi.
Quelles sociétés vont être ainsi chargées de la collecte des adresses IP incriminées, préalable à la saisine de l’Hadopi, et avec quelles garanties techniques? Silence…
Quels seront les moyens de sécurisation prétendument absolue que l’Hadopi sera amenée à labelliser? Sur quelles bases le seront-ils? Silence…
Sur quels critères, l’Hadopi pourra ou non être amenée à envoyer un mail d’avertissement, puis une recommandation ? Sur quels critères choisira-t-elle entre la sanction et l’injonction ? Sur quels critères proposera-t-elle une transaction plutôt qu’une sanction ? Nous ne le savons toujours pas. Laisser l’HADOPI seule en décider , arbitrairement et de manière aléatoire, sans ne serait-ce qu’un cadre soit préalablement défini par le législateur, n’est pas acceptable et contraire au principe d’égalité des citoyens devant la loi.
Le silence de cette loi est porteur de trop de menaces et d’incertitudes, oserais-je dire de dissimulations.
Vous avez essayé, Madame la Ministre, de nous rassurer en nous expliquant que les sanctions seraient prises après réflexion, discussions, mails, lettres, coups de téléphone avec les internautes, bref, que vous feriez du cas par cas.
Sauf que, dans le même temps, vous nous avez répété ô combien de fois vos objectifs, je vous cite : « Nous partons d’une hypothèse de fonctionnement de 10 000 courriels d’avertissement par jour, 3000 lettres recommandées par jour et 1000 décisions de suspension par jour ». Ce dispositif est donc bien un dispositif de masse, et comme vous l’avez dit en séance le 30 mars : « bien sûr, le système sera complètement automatisé ». Automatisation et examen au cas par cas ne vont pas ensemble, Madame la Ministre. C’est le moins que l’on puisse dire ! Et technologiquement parlant, le risque d’erreur est grand.
Le caractère manifestement disproportionné de la sanction encourue par les internautes est aggravé par le fait que ces derniers ne pourront bénéficier des garanties procédurales habituelles. Absence de procédure contradictoire, non prise en compte de la présomption d’innocence, non respect du principe de l’imputabilité, possibilité de cumuler sanction administrative, sanction pénale et sanction financière sont, nous le rappelons avec force aujourd’hui, autant d’éléments d’irrecevabilité.
Sur la réintroduction d’ailleurs, dans cette nouvelle lecture, de l’obligation pour l’internaute de continuer à payer son abonnement après la suspension de son accès à Internet, il s’agit purement et simplement d’ignorer ce que sont les dispositions du code de la consommation. En cela, votre texte est plus que jamais une loi d’exception.
Votre projet de loi met donc en place une présomption de responsabilité et même de culpabilité de l’internaute. Le choix délibéré de faire peser la charge de la preuve sur l’internaute, combiné à l’absence de droit de recours effectif de la part des titulaires de l’accès recevant des messages d’avertissement par voie électronique, ignore ce qu’on appelle tout simplement le droit à une procédure équitable et les droits de la défense.
Pour conclure, nous ne nous satisfaisons pas, Madame la Ministre, d’avoir eu raison il y a trois ans. Nous ne nous satisfaisons pas de devoir à nouveau nous opposer à un texte qui s’inscrit dans la droite ligne de la loi dite DADVSI. Nous ne nous satisfaisons pas, dans un an, peut être deux, de faire le même et triste constat : les artistes n’auront pas touché un euro de plus, le contribuable aura financé cette gabegie et vous ou votre successeur n’osera même pas faire le bilan d’une loi aussi inefficace qu’inutile.
Madame la Ministre, Renaud Donnedieu de Vabres vous a un peu rapidement félicité d’avoir réussi là où il avait échoué. C’était un geste amical de sa part. Craignez que comme Hyacinthe dans Les fourberies de Scapin si chères à Monsieur Karoutchi, il ne vous dise désormais : « La ressemblance de nos destins doit contribuer encore à faire naître notre amitié ».
Je vous invite, Chers Collègues à voter cette exception d’irrecevabilité.